Compte rendu de Salazar Juan Francisco, Pink Sarah, Irving Andrew et Sjöberg Johannes (dir.), 2017, Anthropologies and Futures: Researching Emerging and Uncertain Worlds. New York/Londres, Bloomsbury.
L’anthropologie est actuellement en pleine mutation, ce qui préfigure un « tournant » potentiel de la discipline. En particulier, certains anthropologues se structurent en contributeurs d’un champ de recherche et d’intervention sociale lui-même en cours de développement, dont la dénomination n’est pas (encore ?) stabilisée : prospective (foresight), études du/des futur-s (future studies), anticipation1. Cette structuration progressive du champ s’observe par la constitution de « collectifs » interdisciplinaires et de dispositifs matérialisant leur mobilisation : colloques2, revues3, collections chez des maisons d’édition4, ouvrages collectifs, ateliers fermés5, réseaux dans des institutions professionnelles6, etc.
Anthropologies and Futures (ci-après A & F) en est un exemple. Cet ouvrage rassemble des textes et des auteurs se constituant en collectif (« une communauté de pratique », p. 2), regroupant principalement des anthropologues, des chercheurs en communication et des designers, autour d’un manifeste (p. 1-2) et d’un programme de recherche (Pink et Salazar, p. 3-22), pour « réaliser une contribution significative à la fabrique des futurs alternatifs » (p. 3). Cette initiative s’inscrit dans un double mouvement plus large : une redéfinition de l’anthropologie comme discipline, qui s’incarne dans de nouveaux usages et soutient une nouvelle conception de son utilité sociale, et une structuration de différentes disciplines autour de la question des futurs possibles, voire des futurs souhaitables.
Le manifeste et le programme de recherche d’A & F désignent quatre caractéristiques permettant ce tournant, en réalisant une critique de l’anthropologie « traditionnelle » malgré tout portée par des ressorts existants de la discipline, jusqu’alors cachés ou du moins peu mis en valeur. Ces quatre caractéristiques sont : l’interdisciplinarité (versus la position du chercheur dans sa « tour d’ivoire »), l’orientation vers le futur (versus l’orientation vers le passé), le souhait d’intervention sociale (versus la neutralité) et la posture appliquée (versus la posture académique).
Nous discuterons dans un premier temps les apports de l’ouvrage et du collectif tels que formulés par les contributeurs, et nous chercherons à pointer les objectifs qui semblent atteints et ceux, assez nombreux, qui restent très programmatiques, constituant ainsi une des critiques majeures que l’on peut porter sur cet ouvrage. En particulier, nous aborderons la notion de « futurs » (au pluriel) et la manière dont les contributeurs positionnent leur façon de faire de l’anthropologie pour diversifier la présence de ces futurs dans le débat public. Puis nous décrirons ce qui fait, selon nous, l’apport essentiel de cet ouvrage, contributif d’un courant plus large : la tentative de créer des futurs familiers. Enfin, nous questionnerons les avenirs possibles de ce projet, qui n’en est actuellement qu’à ses prémisses.
Une « pluriversité » des futurs
A & F souhaite apporter une contribution de l’anthropologie aux « futurs » et même forger une anthropologie des futurs. Mais quelle(s) définition(s) de ces futurs propose le collectif ? Notons tout d’abord l’usage du pluriel comme base de la discussion. Pour les auteurs, le futur est « pluriel, non linéaire, cyclique » (p. 1) ; il est contingent, c’est-à-dire aussi bien construit par toutes les microactions du quotidien que par des événements inimaginables (Irving, p. 23-41) ; il n’est pas écrit d’avance (Abram, p. 61-81) ; il n’est pas un état stationnaire auquel on peut/doit arriver, mais un processus, toujours changeant, fait d’actions, de contre-actions, de conflits, de rapports de force (Abram, p. 61-81). De plus, il existe des manières culturelles de penser le futur (Waltorp, p. 101-116) mobilisées par chacun dans sa propre histoire, ses propres préoccupations, ses propres stratégies.
En effet, un des points communs aux différentes contributions est de montrer que chaque individu construit sa propre conception du futur : les interviewés autant que l’anthropologue ; les gens ordinaires comme les professionnels ; les ménages comme les institutions ou les entreprises ; les individus comme les groupes sociaux. C’est ce que certains contributeurs nomment les « ontologies du futur » sans vraiment définir le terme. C’est donc au lecteur de retrouver à la fois la définition du terme et les exemples pour nourrir le concept7. On pourrait dire, pour résumer, que les groupes sociaux développent une vision du monde qui organise et donne sens aux actions, qui définit ce qui est réel pour eux, non seulement d’un point de vue intellectuel, mais aussi sensoriel. Ce qu’est le futur dépend donc de cette vision du monde. Dans l’ouvrage, les exemples sont très hétéroclites. Parfois, ils renvoient vraiment à une analyse de la conception incorporée par les personnes rencontrées, que ce soit en lien avec une pratique professionnelle, comme les urbanistes (Abram, p. 61-81) ; une pratique militante, comme les écologistes qui se pensent acteurs du changement (Knight, p. 83-100) ; ou encore via des projets personnels, comme cette femme qui cherche à récupérer sa fille, kidnappée par son ex-mari, et joue à la fois sur le court terme des tactiques de réseaux et sur le long terme de son alignement avec ses convictions religieuses (Waltorp, p. 101-116). Mais parfois, les contributions semblent plutôt renvoyer au projet de l’ethnologue lui-même, comme cet article dont l’argument consiste à dire que tout le monde est interconnecté et que le fait de tourner à droite ou à gauche peut avoir des impacts futurs radicaux, proposant une analyse qui peut sembler de fait assez futile au lecteur (Irving, p. 23-41). De même, plusieurs chapitres se revendiquant interventionnistes cherchent à modifier les perceptions du futur des personnes rencontrées, au moyen d’un lourd protocole (film, équipe de chercheurs, etc.) déployé auprès d’un nombre très restreint de « sujets » (Salazar, p. 151-170 ; D’Onofrio, p. 189-207). On peut cependant s’interroger sur la pertinence de telles entreprises.
Parce que le futur renvoie à des visions du monde plurielles, il peut être « contesté et controversé » (p. 1). Il devient alors enjeu de luttes et d’expressions identitaires. Le futur n’est pas une « donnée » extérieure, et le créer peut être une pratique sociale « commune ». Pour certains, il s’agit d’ailleurs d’une profession, comme pour les planificateurs urbains (Abram, p. 61-81), les acteurs des politiques publiques (Knight, p. 83-100), ou les évangélistes technologiques (Lanzeni et Ardevol, p. 117-131). Chaque profession a ses codes et représentations du futur. Certaines relèvent par exemple d’une « éthique de la possibilité », d’autres d’une « éthique de la probabilité », pour reprendre les termes d’Appadurai (2013) cités par Ginsburg et Rapp (p. 49) qui prônent justement une réconciliation entre ces ontologies.
Mais construire le futur n’est pas réservé aux seuls professionnels du futur. Cela fait partie de la vie quotidienne et représente même un travail qui demande des efforts, comme le souligne Appadurai (2013). Plus que cela, « la croyance en l’avenir sous-tend le sens de soi et sa survie » (Abram, p. 78). Il s’agit donc d’une compétence à développer et à soutenir. Ce rapport au futur évolue également chez un même individu, au cours de sa vie, d’expériences ou d’événements venant remettre en cause sa perception ou ses projets (D’Onofrio, p. 189-207), en fonction des interactions avec les autres et avec les anthropologues (nous y reviendrons).
Le futur n’apparaît donc pas comme un domaine lointain et limité à quelques experts ; il est une construction du présent, que chacun entreprend, à sa façon. Knight (p. 96) utilise le terme « pluriverse » pour définir une manière renouvelée de penser notre monde interconnecté. Si là encore, le terme n’est pas défini8 ni utilisé de manière centrale, il est cependant symptomatique de la posture générale du collectif : dépasser les représentations du monde basées sur un « universel » qui ressemblerait au monde occidental ; accepter la diversité des points de vue et des postures ; montrer les frottements, les hybridations, les émergences non alignées, etc.
Il est alors étonnant que le collectif postule par contre l’Anthropocène comme fait acquis et non questionné, ni dans leur manifeste (p. 2), ni dans les articles qui le mentionnent, alors que cette notion pourrait être considérée comme une vision du monde, mobilisée par des groupes d’acteurs particuliers, se projetant dans des futurs liés aux crises et conséquences de cette nouvelle ère historique. L’Anthropocène ne faisant pas l’unanimité aujourd’hui (Macé et Coris 2019), la notion aurait pu faire l’objet de dialogue entre disciplines et entre approches dans l’ouvrage.
Les anthropologues et les futurs
Le manifeste (p. 1-2) énonce un rapport à l’anthropologie et au monde qui interroge la posture des anthropologues, non pas en tant que chercheurs cachés dans — et prisonniers de — leur tour d’ivoire, mais comme des participants au monde émergent, aux interconnections entre disciplines et entre habitants de l’Anthropocène. Ils y sont des acteurs recevant et donnant, « embrassant des écologies plus vastes et des enchevêtrements technologiques » (p. 2). Le monde est ici représenté comme chaotique, non linéaire, pluriel, et les anthropologues ont un rôle à y jouer, en étudiant tous les futurs possibles, même les moins probables. Ils doivent aussi contribuer à en créer des souhaitables du point de vue sociétal, pour ne pas rester enfermés dans des futurs que l’on pourrait qualifier de conventionnels, construits par la pensée dominante globalement décrite dans l’ouvrage comme technologique et néo-libérale. L’anthropologie est censée aider non seulement à faire connaître cette diversité des futurs, mais aussi à les faire reconnaître dans le champ de la prospective.
La discipline est certes en cours de mutation, mais elle doit encore évoluer pour répondre au défi lancé par les coordinateurs de l’ouvrage. Ceux-ci inscrivent leur démarche dans l’histoire de l’anthropologie — et en particulier de l’anthropologie du temps — et dans la transformation de certaines de ses caractéristiques (Pink et Salazar, p. 3-22). Ils montrent que la discipline a des atouts pour participer à l’anticipation, mais qu’elle a néanmoins manqué quelques rendez-vous au cours de son histoire. Les différents articles de l’ouvrage rendent compte d’un certain nombre d’apports de l’anthropologie à la question des futurs. Tout d’abord, comme nous l’avons indiqué dans la première partie de cet article, elle peut ouvrir les visions du futur. Elle possède une capacité à faire connaître leur diversité, produite par différents individus et groupes sociaux. De plus, elle permet de mettre au jour le fait que la fabrique des futurs est réalisée par certains acteurs, qui ont pour profession de gouverner le présent « au nom du futur » (Salazar, p. 155). Cette « découverte » est abordée comme une déconstruction des pratiques sous-jacentes et stratégiques, ainsi que des rapports de force entre acteurs. Cela permet alors de s’inscrire dans une pratique plus interventionniste, revendiquée par le collectif : déconstruire les visions dominantes du futur. Il s’agit à la fois de déverrouiller les imaginaires de tout un chacun, et de porter la voix de ceux qui sont invisibles et inaudibles dans cette construction des futurs possibles.
L’anthropologie cherche ses atouts en elle-même…
L’anthropologie a des atouts, à la fois historiques et renouvelés, pour répondre à ces enjeux. Le projet d’anthropologie des futurs porté par cet ouvrage collectif est donc lié de manière très intime aux mutations de la discipline — synthétisées dans Pink et Salazar (p. 3-22) et présentées sous forme d’un « remix » par Markham (p. 225-241). Puisque le futur se situe dans le présent, alors l’ethnographie envisagée comme une enquête située, est une méthode pertinente pour aller l’y chercher.
Plus globalement, on voit au fil des articles, que les méthodes qualitatives permettent d’analyser à la fois les pratiques concrètes, les stratégies des acteurs et le sens donné à leurs actions, qu’il soit intentionnel ou inconscient. Certains membres du collectif, dans un courant porté par Sarah Pink, endossent plus particulièrement un renouvellement des domaines d’étude vers le sensoriel, le tactile, les émotions, les inconscients. Car si les sciences humaines revendiquent depuis longtemps l’étude des rationalités des acteurs, elles n’assument que depuis très récemment d’aller vers ces domaines de recherche, ceci même si l’étude des sens n’est pas si nouvelle que cela (Wathelet 2019). L’orientation vers le sensoriel est notamment féconde quand elle montre l’importance des ressentis dans la manière de se projeter dans le futur. Cela suppose qu’on expérimente de nouvelles choses par ses sens et non pas uniquement par son intellect.
Les approches qualitatives permettent également de raconter des histoires. Et surtout des histoires « alternatives » (p. 3). On oppose souvent les chiffres objectifs et rationnels des experts aux subjectivités et rationalités supposées limitées des gens ordinaires. Mais les études anthropologiques et sociologiques portant sur les « professionnels » et les « experts » montrent que ces derniers sont, comme tout le monde, des sujets, avec leurs croyances, leurs subjectivités. De plus, dans le cadre de leur travail, ils utilisent le storytelling pour faire passer des idées et des projets (Salmon 2007). Ils façonnent ainsi la manière de concevoir le futur, pour le rendre appréhendable et manipulable, ce qui ne signifie pas forcément diriger les gens vers de fausses informations, mais plutôt le synthétiser suffisamment pour qu’il soit actionnable. Certains contributeurs le rappellent : même un chiffre constitue une vision du monde portée par un acteur (Abram, p. 74 ; Knight, p. 85).
De plus, l’anthropologie, par ses capacités à convoquer passé, présent et projections dans le futur, permet de construire une vision globale : évolutions historiques, perspective internationale, comparatisme des mécanismes sociaux à l’œuvre. Comme le dit Strathern (1992) (citée par Knight, p. 85), le présent est le passé des futurs possibles. C’est donc en tirant les fils des émergences et des ancrages contemporains que peuvent se construire les futurs « plausibles » (p. 178).
Enfin, et c’est là une des originalités revendiquées de l’ouvrage et du collectif : l’anthropologie est mise au service d’une posture interventionniste. Les contributeurs soulignent le fait que l’ethnologue produit une partie du résultat, qu’il y a co-création. Les anthropologues n’observent pas des objets inertes sur leur paillasse, mais font partie du monde, et participent de son évolution. Parmi les compétences fortes, des anthropologues de terrain figurent l’empathie et la sérendipité. Empathie avec les personnes rencontrées : anthropologue et sujet d’étude (l’enquêté, l’interviewé, la personne observée, etc.) nouent une relation, parfois très éphémère (une heure, par exemple), parfois beaucoup plus longue (terrain en immersion ; terrains à répétition ; suivi longitudinal), mais toujours basée sur l’écoute, la compréhension, une confiance mutuelle, dans ce qui est dit et dans ce qui sera fait de ce qui est dit. Jusque-là, le projet est commun avec l’ethnologie, globalement, et une grande partie de la sociologie. L’interventionnisme proclamé dans l’ouvrage va plus loin : les anthropologues se font porte-parole de ces voix et de ces pratiques « invisibles », non écoutées, oubliées ou rejetées. Ils conçoivent des outils et méthodes pour recueillir ces paroles, ces imaginaires, ces visions du monde, ces projets de vie, mais aussi pour les faire circuler dans l’espace public (voir infra). La deuxième compétence est la sérendipité, cette capacité à observer le non attendu, le non prévu, le non théorisé a priori : les bricolages de pratiques ou de pensées, les syncrétismes de croyance, les stratégies et les tactiques du quotidien. Tout cela donne de l’épaisseur sociale aux futurs possibles, que ce soit en y ajoutant des conflits et des effets pervers résistant à l’équilibre doucereux de mondes parfaits, ou des rationalités différentes, par exemple en faisant appel au réalisme magique (Kazubowski-Houston, p. 209-224), conçues comme des manières de penser le monde opposées aux visions technicistes et mécanistes. L’anthropologue peut alors se faire médiateur des visions du monde multiples, qui restent globalement un « impensé » de la fabrique professionnelle des futurs.
Cependant, aucune contribution n’explique concrètement comment passer de cette parole recueillie à sa prise en compte dans des scénarios ou des « histoires » du futur. En effet, les articles restent globalement à l’étape du constat et de l’analyse. Aucun dispositif n’est réellement mis en œuvre pour inclure ces futurs indigènes dans les politiques publiques, ou pour contrer les visions « dominantes » (p. 74) du futur. Les films produits semblent peu diffusés, ne bénéficiant pas de stratégie de diffusion à large échelle. Les analyses sont peu orientées vers des applications. Aucune discussion ou question concernant les publics ou les dispositifs auprès desquels amener ces résultats n’est développée dans les chapitres. Par exemple, dans l’article sur les handicaps (Ginsburg et Rapp, p. 43-60), les auteurs expliquent que la démographie va accroître leur présence, jusqu’à devenir un « nouveau normal » (p. 51), comme si la quantité suffisait à changer le regard sur des minorités devenues majoritaires. Les femmes peuvent témoigner que représenter 50 % de la population mondiale ne suffit pas à faire disparaître la notion de minorité.
… mais aussi auprès d’alliés
Autre principe fortement revendiqué dans les différentes contributions : les anthropologues doivent s’allier à d’autres disciplines, et s’ouvrir à d’autres méthodes pour mener à bien ce projet d’intervention sur les futurs plausibles. On trouve donc au fil des pages des termes comme « ouvert », « interdisciplinaire », voire « transdisciplinaire ». Cependant, à y regarder de plus près, la conception de l’interdisciplinarité proposée dans l’ouvrage est assez restreinte. Celui-ci rassemble des auteurs venant de l’anthropologie, du design, et intervenant, par exemple, à titre personnel ou professionnel dans les domaines de la communication, des arts visuels, du théâtre. Cependant, leur présentation en début d’ouvrage est en fait bien décevante en termes d’ouverture. Design et anthropologie travaillent ensemble depuis de nombreuses années ; l’alliance des arts et des sciences humaines est presque aussi ancienne que la discipline, notamment avec l’anthropologie visuelle.
Plus original ou en tout cas plus provocant, le manifeste évoque une posture non seulement d’interdisciplinarité et d’hybridation, mais plus que cela, d’impureté (revendiquant « les mains sales », p. 2), d’essais/erreurs et de transformation, de conflictualité, de non-respect des règles établies (« indisciplinés », p. 2) et, par-dessus tout, d’engagement et de responsabilité. Mais ces principes ne sont pas repris dans les articles. Cela répond, d’après le collectif, à un monde plus incertain, plus mouvant, plus fractal, plus controversé. Selon les auteurs, cette conception du monde implique des théories revendiquant leur caractère hybride, comme le prône Markham (p. 225-241) avec le terme « remix ». Mais plus globalement, le projet consiste à penser l’humain dans un enchevêtrement technique et écologique. Si cette hybridation existe depuis les débuts de l’anthropologie (qui étudie aussi bien les infrastructures matérielles, les relations sociales que les systèmes de croyances), les contributeurs pointent la nécessité, dans la période émergente de l’Anthropocène, d’ouvrir encore plus le champ des « actants », tels qu’ils sont définis par la théorie de l’acteur-réseau (Akrich, Callon et Latour 2006). Il est donc assez logique de retrouver des inspirations théoriques venant des science and technologies studies, des gender studies, des environmental studies, courants fondés non sur l’appartenance disciplinaire, mais sur l’objet de recherche. En termes de méthodes, il est cohérent de voir apparaître la design anthropology, théorisée par Gunn, Otto et Smith (2013). Il est frappant de constater que, dans de nombreux cas, les références vont vers des sujets « aux marges » ou considérés comme minoritaires ou discriminés (handicaps, réfugiés, Roms, femmes, etc.), sans que soit discutée la position même de ce type de démarche dans le champ de la recherche. Le collectif est-il marginal dans l’anthropologie, marginal sécant entre champs disciplinaires ? Quelles sont les forces et les faiblesses de ce type de positionnement ? Une méta-analyse de la constitution de ce champ de recherche qu’est l’anticipation pourrait aider à comprendre ses avancées et ses limites actuelles. Par exemple, quels sont les rapports de pouvoir entre disciplines dans ce champ en construction ? Il est évoqué des concurrents, dont le design est la figure bien connue (Lanzeni et Ardevol, p. 117-131). Si les contributions utilisent la notion d’ontologie pour caractériser leurs terrains de recherche, les auteurs ne posent pas clairement la question de leur propre ontologie, et de leurs propres stratégies dans les interactions et les rapports de force avec d’autres disciplines, à savoir par exemple comment ces dernières passent de concurrentes à alliées. On peut d’ailleurs regretter que les articles n’abordent pas les difficultés concrètes à travailler en interdisciplinarité, ou la manière dont les chercheurs se positionnent en termes d’identités professionnelles, par exemple dans le champ académique.
Les discussions et descriptions plus poussées de pratiques se situent plutôt dans le registre des méthodes, avec par exemple l’apport déjà ancien du visuel et les références faites à Jean Rouch dans plusieurs articles. Mais elles sont remobilisées dans un projet « futuriste ». Ainsi, Salazar (p. 151-170) décrit comment il en est venu à réaliser un documentaire poétique se passant en 2043 (Salazar 2015), matérialisation du concept de « fabulation spéculative » (p. 151) vue comme moyen de « transformer un terrain de recherche en un “jardin de chemins de bifurcation” (Borges 1962) où le factuel, le fictionnel et le fabulé s’entremêlent à travers des mondes possibles et impossibles qui existent simultanément dans les contingences futures » (p. 162). Si l’on voit bien l’intérêt de « fictionner » et de proposer une anticipation de futurs possibles, dans la mouvance du design fiction, rien n’est dit sur la réception de ce documentaire : pour qui est-il fait ? Quel est l’objectif de ce film ? Qui l’a vu ? Quelles ont été les réactions ? L’article conclut à la nécessité de l’action, mais dans le présent. On reste donc sur sa faim quant aux conséquences réelles du visionnage de ce film en termes d’actions concrètes. Sjöberg (p. 171-188) propose un usage différent du film, appelé « ethno science-fiction » (p. 186), qu’il définit comme « une caisse de résonance pour que les communautés puissent regarder et réfléchir sur leurs scénarios imaginés du futur » (ibid.) en rapprochant le lointain du présent concret, en créant une « compassion pour les générations futures » et une « proximité temporelle » (ibid.). Mais là encore, l’ampleur des effets concrets de ce type de démarche est questionnable, mais non discutée : le temps et les ressources nécessaires pour embarquer un groupe très restreint de personnes dans un projet, et amener ce groupe à faire évoluer ses perceptions, sont-ils compatibles avec l’ampleur de la tâche de la sensibilisation du grand public à l’urgence climatique ? Il n’en reste pas moins que le projet de rapprochement du présent et de l’avenir est, nous allons le voir, un fil directeur prometteur des contributions de l’ouvrage.
Vers des futurs familiers
Mais alors, pour quel projet attend-on un renouvellement de l’anthropologie, de ses méthodes, de ses alliés, de sa posture ? Celui-ci n’est pas complètement mis en valeur dans l’ouvrage, sauf sous le vocable générique et vague d’« anthropologie des futurs », et il nous faut donc le faire émerger en menant l’enquête de chapitre en chapitre.
L’un des apports essentiels de l’ouvrage et des différentes contributions — selon notre lecture — est de faire émerger des futurs, à la fois habités, habitables, plausibles, parfois optimistes et toujours réalistes, que l’on peut résumer en futurs familiers.
Tout d’abord, la question de la normalité du futur est posée. Alors que de nombreuses représentations du futur sont très normées, les contributeurs cherchent à les enrichir de réalités sociales existantes ou émergentes, à épaissir leur description, à leur donner une réalité et un réalisme plus importants.
C’est par exemple le projet de Ginsburg et Rapp (p. 43-60), qui prônent une prise en compte plus forte des handicaps et maladies dans les scénarios prospectifs qui ont tendance à globalement minimiser les minorités, et qui, sans toujours le faire explicitement ni même consciemment, effacent toute une partie de la population des futurs possibles, au nom du souhait d’un monde meilleur. Loin de renvoyer à un progrès social, cette vision du futur, selon ces auteurs, pourrait bien alimenter une vision transhumaniste de l’avenir renvoyant à des pratiques discriminatoires, au lieu de proposer un avenir inclusif permettant à chacun de vivre correctement dans un monde prévu pour elle/lui.
C’est plus globalement le projet de tous les contributeurs que de faire entendre les voix et de donner des visages humains au monde de demain. En faisant écho à la diversité des visions du monde et des futurs, telle que présentée en début d’article, il s’agit de contrebalancer les visions dominantes, en particulier technologiques. Si ces contributeurs reconnaissent et recommandent des analyses permettant de comprendre les enchevêtrements entre techniques, sociétés et écosystèmes, ils appellent de leurs vœux des futurs décolonisés de la technologie comme moteur principal des changements. Ils critiquent le poids des « évangélistes de la Tech » (p. 119) dans la fabrique du futur, relayés par des courants plus alternatifs comme les fab labs, qui partagent la croyance dans le pouvoir des technologies pour résoudre les problèmes de demain (Lanzeni et Ardevol, p. 117-131).
De plus, dans un monde aux conditions de vie plus difficiles, tel qu’il apparaît dans le cadre de l’Anthropocène, plusieurs contributeurs cherchent des cas d’usage existants pouvant favoriser la prise de conscience et l’engagement sensoriel dans ce que pourrait devenir le monde pris dans le changement climatique. Que ce soit en Antarctique (Salazar, p. 151-170), dans les Pyrénées (Knight, p. 83-100) ou en Grande-Bretagne (Sjöberg, p. 171-188), que ce soit pour les migrants (D’Onofrio, p. 189-207) ou pour ceux qui restent (Kazubowski-Houston, p. 209-224), penser demain est d’abord éprouver ce que signifiera habiter un monde plus incertain, plus vulnérable. Mais le futur n’est pas une éventualité lointaine et abstraite, c’est une altérité du présent (Pink et al., p. 133-150), qui peut se saisir au travers d’expériences coconstruites entre les équipes de recherche et les citoyens, habitants du monde, pour forger un « réalisme du possible » (Salazar, p. 165). En mixant réalités connues et situations inconnues, sensations présentes et hypothèses de travail, en aidant les gens à construire un monde différent tout en gardant des airs familiers, les contributeurs de l’ouvrage intègrent les participants de leurs enquêtes à une sorte de récit science-fictionnel ou d’anticipation, de manière immersive. En leur permettant de se rapprocher, dans leurs sens, leur chair, leurs projets de vie, de ces futurs, il s’agit de les aider à se sentir présents, au double sens de la temporalité et de l’engagement dans le futur. Ce projet rejoint alors ce que Rumpala (2018) dit à propos de la science-fiction : elle permet d’éprouver l’habitabilité du monde. Se forge alors une « anthropologie de la potentialité » (Pink et al., p. 144), à la fois ancrée dans la réalité sociale et permettant la projection dans l’inconnu. Cela participerait d’une anthropologie vraiment publique, c’est-à-dire permettant à tous d’exprimer leurs aspirations (Knight, p. 83-100) ; ou « contre-publique », à savoir contrebalançant les versions officielles des officines publiques de ce que pourrait ou devrait être le futur (Ginsburg et Rapp, p. 43-60).
Quel avenir pour l’anthropologie des futurs ?
Anthropologies and Futures semble donc constituer un apport intéressant et prometteur à la prospective. Les contributeurs posent leurs principes et proposent quelques premières avancées de terrain, méthodologiques et théoriques, de manière à la fois forte et modeste. Forte, car le manifeste et les principes assument des convictions ; mais modeste, car de nombreuses questions restent en suspens, sans que l’on sache toujours à la lecture, si c’est volontaire — le souhait de ne faire qu’un pas à la fois —, ou un manque de réflexivité sur leurs propres pratiques, ou encore parce que l’on doute que certaines contributions participent fondamentalement au renouvellement de la discipline et de son intervention sur le monde. Une question s’impose : peut-on vraiment changer le monde en co-créant une vidéo avec deux interviewés ?
On se prend aussi à s’en poser d’autres concernant l’avenir de ce projet et, plus globalement, le rôle que pourront jouer les anthropologues dans l’anticipation et la prospective. Quelle posture ces anthropologues vont-ils prendre dans la grande bataille de la fabrique des futurs ? Se créera-t-il des courants et des scissions autour de questions identitaires pour la discipline : par exemple, interventionniste ou non ? L’anthropologue sera-t-il simple contributeur à des équipes ou coordinateur des autres disciplines ? Où sera mise la focale, sur les méthodes ou sur les théories ? Quel lien sera établi avec les initiatives existant de longue date ? Alors que l’ouvrage prône l’interdisciplinarité, la partie historique (Pink et Salazar, p. 6 et suivantes) est basée uniquement sur l’anthropologie et ne se situe pas dans l’histoire de la prospective et des future studies. Les anthropologues vont-ils se diluer dans ces courants existants ? Pour quelles raisons déploieraient-ils d’autres approches ? Leur rôle sera-t-il pris au sérieux et leurs apports réellement traduits dans des dispositifs de prospective ? Comment se réalisera la traduction et par qui ? Les postures participatives ont-elles une chance de se développer, dans un monde encore largement structuré par les institutions et les experts ? Les anthropologues deviendront-ils des représentants des gens ordinaires, comme c’est parfois le cas dans les projets d’urbanisme ou architecturaux ?
Les contributeurs de l’ouvrage disent proposer une anthropologie appliquée, mais ils sont rattachés au monde académique, et mélangent dans leur vocabulaire les termes « interventionniste » et « appliqué ». Ils se réfèrent majoritairement à une anthropologie « publique », sans que le terme ne soit vraiment défini, oscillant entre financement public, à destination du public ou encore revendiquant l’intérêt général. Quels seront le rôle et le statut de chercheurs travaillant dans ou pour des organisations privées ? Il est fait de plus en plus appel à des anthropologues dans des dispositifs de prospective de grandes organisations publiques et privées9. Quels liens se noueront — ou quelles tensions persisteront — entre les chercheurs académiques et les chercheurs appliqués ? Verra-t-on les disciplines s’affaiblir pour faire place à des « communautés de praticiens », groupes-projets concrets œuvrant en collectifs sur autocommandite ou sur demande ? Quels seraient alors les critères de légitimité de ces communautés, à la fois auprès des usagers et auprès des institutions ?
Si ces contributeurs plaident pour agir maintenant, de manière urgente, face au dérèglement climatique, la structuration de ce champ de recherche et d’intervention se réalise cependant lentement10. On ne sait pas dire aujourd’hui si la thématique du « futur » est liée à un effet de mode — motivé par l’augmentation des financements et des débats publics — qui pourrait décliner bientôt, ou une tendance de fond augurant d’une véritable restructuration de la discipline ou, à tout le moins, de la construction d’un objet d’étude commun à plusieurs disciplines, de type anticipation studies. La notion d’être présent dans les futurs prend alors son troisième sens, cette fois pour les anthropologues : sauront-ils faire reconnaître l’originalité de leur utilité et participeront-ils aux prochaines décisions mobilisant et impactant nos futurs possibles ?