Compte rendu d’Agier Michel et Lamotte Martin (dir.), 2016, « Pacifications urbaines », L’Homme, n° 219-220.
Si depuis le numéro spécial de 1982 « Études d’anthropologie urbaine » (XXII, 4), la revue L’Homme a régulièrement fait place à des anthropologues travaillant sur la ville, la publication de réflexions collectives relevant de ce champ de la discipline fut suffisamment rare pour que nous puissions saluer le choix de ce numéro. Loin de se contenter, comme on peut souvent le regretter, d’une collection d’ethnographies, cette publication prend, qui plus est, le risque de la comparaison pour penser de manière globale les politiques de pacification urbaine. Les articles, basés sur des ethnographies denses, ouvrent de stimulantes pistes de réflexion sur la fabrication urbaine du politique, mais celles-ci ne nous semblent pas éclairées par la problématique du numéro. Pour éclaircir cette confusion, je présenterai dans un premier temps l’approche proposée et les problèmes épistémologiques posés par cette comparaison générale des politiques et processus de « pacification ». Dans un deuxième temps, je présenterai et discuterai trois articles prenant pour objet des logiques de pacification mises en œuvre par des milieux criminels puis deux autres décrivant des situations où des logiques concurrentes de pacification sont mises en place par différents acteurs. Pour finir, j’ouvrirai deux pistes problématiques qui me semblent escamotées par la problématique de la pacification.
« Je sais bien, mais quand même »
L’objet et la problématique de ce numéro de L’homme se construisent par comparaison de différents contextes, sur la base d’une analyse historique des transferts et des généalogies de dispositifs de contrôle comme d’une comparaison de logiques de pacification des territoires urbains. Ce qui n’est pas sans poser un problème épistémologique.
Comparer par ricochet
Le comparatisme mis en œuvre par les coordinateurs du numéro ne vise ni à établir des typologies ni à mettre au jour des morphologies. C’est par ricochet que la comparaison ouvre de prime abord un espace de réflexion. Michel Agier et Martin Lamotte ont fait rebondir les analyses que l’anthropologue Joào Pacheco de Oliveira (2014) a proposées en contexte brésilien. L’auteur a mis en lumière les analogies existantes entre les politiques de pacification menées dans les territoires indigènes au XVIe, entre le XIXe et le XXe siècles et celles qui sont mises en œuvre dans les favelas de Rio depuis 2008. L’hypothèse d’une continuité entre les politiques coloniales et les politiques contemporaines de traitements des marges urbaines — définies simultanément comme populations et territoires — qui se développent aujourd’hui dans différents contextes urbains, ouvrait de nouvelles pistes de réflexion. La comparaison est donc en deuxième lieu motivée par l’hypothèse d’une similitude des logiques de pacification observables dans différentes villes à une échelle plus globale. Le pari consiste à soumettre des sociétés urbaines qui n’ont a priori rien en commun, Kaboul et Paris, Lahore et Philadelphie, à un même questionnement pour découvrir des logiques sociales que l’ethnographie d’un seul cas ne pourrait révéler. « À partir des travaux présentés par les auteurs (…) nous verrons dans quelle mesure nous pourrons passer de la notion politique (emic) de pacification à une définition conceptuelle (etic) capable de saisir et de comparer, dans une perspective d’ethnographie globale, plusieurs situations de contrôle des territoires et des populations » (Agier et Lamotte p. 8). L’introduction du numéro expose les « décentrements épistémologiques » nécessaires à cette approche anthropologique de la pacification.
D’un point de vue historique comme analytique, la pacification renvoie tout d’abord à une stratégie militaire pour « passer de la guerre à la paix ». « On peut donc la regarder comme le processus désignant l’ensemble des opérations militaires, politiques, idéologiques et le climat social qui alimentent un état intermédiaire (éventuellement décrit comme “transition”) entre guerre et paix » (ibid. p. 9). Cet état intermédiaire de sortie de guerre et de désarmement voit bien souvent la violence se déplacer et se transformer dans d’autres cadres. Les principaux exemples de stratégies militaires de pacification s’inscrivent dans des guerres coloniales et sont dirigées contre un ennemi intérieur. Pour comprendre la résurgence de politiques de pacification dans divers contextes urbains contemporains, les auteurs prennent pour « cadre de référence » ces politiques de pacifications militaires et coloniales et réfléchissent à la manière dont elles se « prolongent » sous la forme de pacifications policières et sociales. Ces politiques « préfigurent » tout d’abord des logiques de désignation d’étrangers et d’indésirables. L’ennemi désigné comme étant la « cible première de la pacification (militaire d’abord, policière ensuite, puis globale) est situé à la marge ou plus précisément à la frontière » (ibid. p.10). L’introduction nous fait passer de la politique coloniale brésilienne au 16e siècle aux sans-papiers en France, des déplacements massifs de population imposés par l’administration coloniale et militaire en Algérie dans les années 1960 aux opérations de résorption des bidonvilles dans la région parisienne, pour analyser tour à tour les similitudes structurelles de ces politiques et la transposition de méthodes de contrôle des populations, des colonies aux territoires urbains. Ces associations autorisent finalement les auteurs à définir les politiques de pacification contemporaines comme « une stratégie essentiellement urbaine, visant plus particulièrement le contrôle des marges, du danger “qui vient de la périphérie” et participant ainsi à la redéfinition de ces marges comme telles » (ibid. p.15). L’anthropologie de la pacification implique donc une anthropologie des marges urbaines et « du rapport entre la puissance publique et sa limite ».
À la suite de Nancy Scheper-Hughes et de Philippe Bourgeois (2004), Michel Agier et Martin Lamotte proposent de penser guerre et paix comme « deux pôles d’un continuum de violences » plutôt que de les opposer analytiquement et de détacher la question de la pacification de celle de la sécurité, afin de penser des situations où la sécurisation est synonyme de stratégie guerrière et/ou policière. Ils émettent l’hypothèse que « la pacification urbaine contemporaine ne se réduit pas à un dispositif policier et à sa militarisation éventuelle » (op. cit. p. 18). D’autres acteurs, qui ne relèvent pas de l’État, participent aux processus de pacification — au sens de contrôle social et de maintien de l’ordre — des territoires urbains. Parmi lesquels les caïds de quartier, les organisations non gouvernementales ou les églises pentecôtistes, dont les actions s’articulent de diverses manières à celles des États. Pour analyser les logiques globales de la pacification urbaine, les auteurs proposent donc de la définir de manière large — dans une perspective foucaldienne — comme processus de mise en ordre des espaces urbains en marge et de territorialisation du contrôle social. Ils appréhendent la pacification comme un processus à la fois destructif et productif : « Destructif dans l’usage de la violence policière et militaire pour supprimer toute résistance ; productif dans la façon dont la pacification construit un ordre social sur des populations rendues “dociles” et transforme ou redéploie, dans chaque contexte et en fonction des acteurs impliqués, des formes de sociabilités nouvelles. » (ibid. p.20). Ils formulent enfin quatre hypothèses pour poser les jalons d’une approche anthropologique de la pacification : l’ordre urbain est fait d’une multiplicité d’ordres qui se conjuguent, s’opposent ou se superposent ; les dispositifs de pacification engendrent des formes de subjectivation spécifiques ; la pacification crée une altérité radicale qu’elle cherche à détruire ; et elle constitue enfin un processus de conquête sans fin. Les contributions des auteurs se répartissent en trois chapitres : luttes de pouvoir dans les marges urbaines, contrôles et résistances, vivre au quotidien dans une ville hostile.
Confusion et nœuds de mouchoir
Si la méthode consistant à « comparer l’incomparable » (Detienne 2000) a permis d’incontestables décentrements théoriques et découvertes scientifiques, force est de reconnaître l’impression de confusion suscitée par cette ethnographie dite « globale ». Ce trouble tient d’abord au fait que la pacification, comme le précisent les coordinateurs du numéro, est à la fois un concept « emic » et « etic », une catégorie relevant des politiques coloniales, militaires, urbaines et un concept analytique mobilisé par des chercheurs pour rendre compte de situations qui ne sont pas toutes définies de l’intérieur en ces termes. La pacification est tantôt pensée comme un phénomène historique dont il est possible de retracer la généalogie par une étude des pratiques, des trajectoires des acteurs, des transferts de méthode, tantôt comme une forme de contrôle que l’observateur extérieur analyse comme similaire dans différentes situations. Les similitudes sont dans certains cas fondées sur une analyse des continuités historiques, dans d’autres sur la mise en évidence d’analogies formelles, ce qui pose d’emblée un problème épistémologique.
La confusion résulte ensuite de la juxtaposition d’ethnographies portant sur des cas qui semblent par ailleurs difficilement comparables et de la difficulté à relier la problématique annoncée à certaines des contributions — éclairant pourtant de manière remarquable d’autres problématiques urbaines et politiques. Qu’y a-t-il en commun entre les habitants de Kaboul et de Naplouse qui mettent en œuvre des tactiques pour vivre avec le danger de la guerre et l’omniprésence de la mort (Bathaie et Bontemps p. 263-286) et les sans-papiers qui développent un art du contournement et de la dissimulation pour échapper aux contrôles policiers à Paris (Le Courant p. 209-232) ? Ces tactiques mêmes. Mais ces contextes sont-ils strictement comparables ? Qu’est-ce que leur rapprochement permet de penser et qu’est-ce qu’il oublie de questionner ? Si les migrants du Mozambique à Johannesburg (Vidal p. 233-262) doivent « se fondre dans la ville » pour faire face à l’adversité comme les sans-papiers à Paris, peut-on considérer que la menace des agressions xénophobes est de même nature que celle de l’expulsion par l’État ? Si ces différentes enquêtes nous donnent à comprendre comment des individus font avec le danger en développant des compétences d’analyse des situations, de contrôle des apparences et d’ajustement de leurs déplacements à une cartographie du risque, peut-on considérer que ces processus de « subjectivation » sont équivalents ? Les Kaboulis exposés aux attaques des Talibans, les Mozambicains à l’hostilité des Sud-Africains et les étrangers en situation irrégulière qui ont intériorisé la menace d’une expulsion, sont-ils soumis à un même dispositif de « pacification » ? Dans le cas des sans-papiers en France, la menace se révèle être un instrument de gouvernement qui participe de « l’inclusion différentielle d’une population marginalisée » affirme Stefan Le Courant (p. 277). Ce qui nous renvoie effectivement à la gestion des marges et des frontières par la puissance publique. Mais même à considérer ce concept dans son acception la plus large, on a du mal à considérer les habitants ordinaires de Kaboul et de Naplouse comme des marges ou à appréhender la xénophobie comme un mode de contrôle des marges. Au chapitre des résistances, Alexandra Clavé-Mercier et Martin Olivera (p. 175-208) proposent une analyse des tactiques mises en œuvre par les familles roumaines et bulgares ciblées par des politiques de relogement de Roms dans la région parisienne. Ils montrent comment ces familles parviennent à conserver leur autonomie tout en composant avec un environnement contraignant, par un jeu subtil avec le malentendu. S’il s’agit incontestablement d’une politique de gestion des marges urbaines, le rapprochement de ces politiques d’hospitalité aux politiques d’expulsion des étrangers qu’induit la problématique de la pacification, amène à écarter des différences qui peuvent par ailleurs être considérées comme fondamentales. Le choix d’appréhender la pacification de manière très large comme une logique de contrôle social conduit ainsi à comparer des situations et des logiques sociales qui, sous d’autres aspects, sont difficilement comparables.
Grégory Bateson (1977) affirmait que « les concepts les plus émoussés et les plus tordus » ont pu constituer des contributions scientifiques considérables et qu’il ne fallait par conséquent pas s’enfermer dans les cadres d’une pensée trop rigoureuse ni avoir peur des tâtonnements et des approximations. Mais il suggérait d’apprendre aux chercheurs « à faire des nœuds avec leurs mouchoirs, chaque fois qu’ils laissent quelque chose d’informulé, c’est-à-dire leur apprendre à consentir à laisser cela tel quel, pendant des années, mais en marquant d’un signe d’avertissement la terminologie qu’ils utilisent ; de telle sorte que ces termes puissent se dresser non pas comme des palissades, dissimulant l’inconnu aux chercheurs à venir, mais comme des poteaux indicateurs où l’on puisse lire : « INEXPLORÉ AU-DELÀ DE CE POINT » (Bateson 1977 : 102). Pour démêler la confusion de lecture d’ensemble du numéro, je propose à présent de présenter les articles dont les analyses sont les plus explicitement liées à la problématique de la pacification et d’exposer pour finir les questions restées hors du champ de ce questionnement. Ces documents ethnographiques nous semblent en effet ouvrir des pistes de réflexion sur d’autres voies que celles qui sont balisées par la question de la pacification.
Contrôle et pacification des coins de rue par les milieux criminels
Les trois premiers textes analysent des logiques de pacification mises en œuvre par les milieux criminels. Les enquêtes se situent dans le ghetto portoricain de Philadelphie (Bourgois et Hart p. 31-62) les quartiers pauvres de Lahore au Pakistan (Rollier p. 63-92) et les rues de Sao Paulo (de Santi Feltran p. 93-114).
La Pax narcotica
L’article de Philippe Bourgois et de Laurie Kain Hart restitue les résultats d’une enquête collective au long court sur les effets du trafic de stupéfiants dans le ghetto. Leur terrain est un micro quartier, la zone la plus pauvre du ghetto portoricain, qui abrite le narco trafic le plus actif de Philadelphie depuis la fin des années 1980. Cette économie structure la vie quotidienne du quartier : « presque chaque rue du quartier possède son propre “propriétaire” - appelé bichote en espagnol - qui la contrôle et dispose du monopole de la vente de drogue » (p. 35). Il recrute un gérant, casworker qui organise le point de vente en recrutant des petits dealers qui se succèdent dans la rue, des guetteurs et des livreurs. Chaque point de vente emploie ainsi des dizaines d’habitants du quartier différemment rémunérés selon leur place dans la hiérarchie. L’article analyse les paradoxes de la « pax narcotica » mise en place par les acteurs de ce trafic : « Les propriétaires des points de vente doivent autant susciter le respect et l’admiration chez les habitants du quartier que la peur et l’effroi chez leurs concurrents, afin de garantir la pérennité de leur commerce […] C’est pourquoi la force brute du chef de quartier doit aussi se muer en pouvoir séduisant et vertueux » (p. 34). Des rapports de clientélisme, de protection, d’aide aux plus démunis et de respect des hiérarchies locales leur permettent de s’assurer du soutien — ne serait-ce que passif — du voisinage. Pour tirer bénéfice de l’appropriation d’un coin de rue, les bichotes doivent discipliner leurs hommes, les enjoindre à entretenir des rapports de politesse et de respect envers les voisins, s’imposer par un charisme généreux et protecteur. Ce commerce ne peut prospérer que sur le socle d’un « climat pacifié » par cette « économie morale ». Mais pour défendre et contrôler leur territoire, ils doivent également recourir à la force et les fusillades le transforment régulièrement en champ de bataille. Les habitants peuvent décider de briser le silence suite à des épisodes violents où des balles perdues touchent des innocents. « La communauté fixe des limites à ne pas franchir selon une échelle de valeurs qui lui est propre. Elle accordera toute légitimité à la dénonciation d’actes — comme les viols collectifs et la pédophilie — qu’elle juge condamnables, alors qu’ils tendent à être banalisés dans cette culture de rue hypermasculine » (p. 46-47). L’article montre le rôle crucial des mères et grand-mères qui pour défendre les intérêts d’un fils ou d’un petit-fils laissé à lui même en prison, faute du paiement de leur caution, peuvent légitimement dénoncer les dealers à la police. La pax narcotica est un équilibre instable et difficile à tenir entre usage de la violence, négociation et concession.
Pour finir les auteurs réinscrivent cette économie du coin de la rue dans un contexte plus large. Encastrée dans un marché global de narcotrafic et liée à l’histoire coloniale entre les États-Unis et Porto Rico1, cette économie est analysée comme un effet de la faiblesse des structures de l’État. Le démantèlement de l’État social, l’augmentation des inégalités économiques, l’investissement massif dans la répression, les actions violentes et discriminatoires de la police, le non-respect du droit par une partie des agents qui interviennent dans ces quartiers, constituent le terreau de ce trafic. Reprenant les conclusions d’études réalisées dans le contexte latino-américain, ils établissent une relation causale entre État néolibéral répressif, « dépacification » et stratégies désespérées de « repacification » des habitants des quartiers les plus pauvres. La circulation de l’argent du deal et des biens acquis par ce trafic dans différents circuits de l’économie légale tend à montrer l’existence de différents processus parallèles d’« accumulation primitive »2 qui se renforcent mutuellement, depuis le coin de la rue de ce quartier portoricain jusqu’aux grands laboratoires pharmaceutiques — leur propre marché de l’addiction alimente indirectement celui du ghetto — en passant par l’économie de la justice elle-même.
Cette ethnographie nous semble mettre en lumière la résilience de la vie publique de ces ghettos portoricains plus que les politiques de pacification. Les paradoxes de la Pax narcotica — « impossible conjonction de force brutale et de pouvoir vertueux » — illustrent tour à tour la force des modes de régulation qui s’inventent entre habitants et trafiquants et l’instabilité de ces équilibres qui ne parviennent pas à s’instituer. La description de ces régulations collectives nous donne dès lors à penser cette paix civile, non comme une stratégie politique, mais comme un bien public.
La justice des caïds au Pakistan
Paul Rollier (p. 63-92) nous plonge ensuite dans l’univers des caïds de quartier au Pakistan. Dans ce pays, la vie criminelle, au contraire de ce qui se joue dans d’autres pays de la région, demeure distincte de la politique électorale, mais d’autres brouillages entre milieux criminels et agents de l’État y sont observables. L’État pakistanais dispose d’institutions centrales fortes, dont l’armée, et d’une tradition juridique moderne héritée de la période coloniale, mais ne jouit pas du monopole de la violence légitime. Paul Rollier reprend l’hypothèse de Charles Tilly « pour qui le banditisme, les rivalités de gangs et la genèse de l’ordre étatique font partie d’un même continuum (1985 : 169) » pour affirmer que « la “criminalité” au Pakistan soutient la production d’un ordre social, la matérialisation de la loi et la “fiction” de la souveraineté de l’État au moins autant qu’elle leur porte atteinte » (p. 66). À Lahore, les habitants perçoivent la police comme le « bras armé et corrompu » de l’État, dont ils ne considèrent pas les agents comme plus légitimes que les caïds. Cette ville connaît un niveau de violence moins important que d’autres villes du pays et n’est pas caractérisée par cette fragmentation de l’autorité étatique, ce « palimpseste de souverainetés » qui a émergé à Karachi. Les relations de clientélisme entre élite politique et formations criminelles y produisent une continuité et une imbrication permanente entre le légal et l’illégal. L’auteur a réalisé une enquête auprès de ceux qui se définissent comme des deredar (« lutteurs »). Il analyse au travers de leurs récits, l’institution du dera urbain. C’est à la fois un espace de sociabilité masculine et d’activités illégales — consommation d’alcool, jeux d’argent — rendues possibles par les dessous-de-table versés à la police, et un lieu d’arbitrage (faisla) où se déroulent des pratiques de médiation.
Paul Rollier analyse tout d’abord la manière dont ces caïds se racontent au travers de la figure du « criminel honorable » qui enfreint la loi pour des raisons morales. « Ce répertoire du caïdisme renverse la polarité conventionnelle entre domaines juridique et criminel. Il met en jeu des histoires d’hommes honnêtes qui, un beau jour, s’emparent de la loi, à contrecœur, afin de rendre eux-mêmes justice parmi les plus vulnérables, ou bien pour défendre leur honneur bafoué par l’adversité » (p.69). Le patron du dera incarne un modèle de probité, protecteur et charitable envers les habitants du quartier, et impitoyable avec ses ennemis. Les actes de violence qu’il commet sont motivés par un sens de l’honneur et le respect de certaines règles telles que la vendetta. Cette figure morale du bandit social ne reflète pas l’expérience vécue des caïds, plus confuse et contradictoire, mais nous informe sur la manière dont ces deredar se légitiment. Dans les faits, le dera est moins un contre-pouvoir politique qu’une institution complémentaire permettant de rendre justice à ceux qui n’ont pas accès aux voies officielles de recours et qui perçoivent le système judiciaire comme dysfonctionnel et corrompu. Cette institution s’est trouvée renforcée par l’incorporation progressive d’éléments de la shari’a dans la loi pakistanaise : « depuis l’introduction des lois relatives aux représailles et au prix du sang (Qisas and Diyat Act), en 1997, plutôt que d’être traités en tant que crimes contre l’État et la société, la plupart des homicides sont désormais envisagés comme des infractions privées à l’encontre des héritiers de la victime. La partie lésée peut suspendre les poursuites et pardonner l’accusé en échange d’une réparation financière, la diyat » (p. 77). Cette privatisation de la justice pénale a exacerbé le sentiment d’iniquité et d’injustice et donné plus de poids au dera. Le patron offre ainsi ses services de médiation et d’arbitrage dans les négociations relatives au paiement du prix du sang, de conflits fonciers ou immobiliers, de querelles de famille, comme de désaccords entre commerçants. Le recours à un caïd n’est pas exclusif et peut s’accompagner d’autres tentatives de médiation, par le système judiciaire, un élu local, le maulvi du quartier ou les associations de commerçants. La description d’une affaire de crime de sang entre deux familles nous donne à comprendre la pluralité des acteurs, des régimes de moralité et de légitimité, des registres de loi et d’autorité qui sont mobilisés pour sa résolution. Les familles circulent entre le commissariat qui dresse un procès-verbal et ouvre une enquête, le dera, où le patron écoute les représentants des familles et des témoins de bonne réputation pour établir la vérité des faits, la mosquée, où les déposants prêtent serment sur le Coran, et le commissariat où est remise la version écrite du verdict — considéré comme contraignant parce qu’il a été rendu par un arbitre ayant déjà commandité des assassinats. La médiation est complexe en ce qu’elle mobilise successivement différents régimes d’autorité, de la loi, du religieux, de l’honneur et de la force. Paul Rollier analyse ainsi le dera comme une institution complémentaire qui joue un rôle de pacificateur nécessaire aux institutions gouvernementales en sous-traitant des activités de justice et de sécurité. « Situés dans des registres de souveraineté concurrents, mes interlocuteurs et leurs deras soutiennent donc la structure sociopolitique dans laquelle ils opèrent, bien plus qu’ils ne la défient, et ce, en dépit de leur affirmation du contraire. La légende du gangster honorable et la promesse d’équité sociale ne sauraient occulter l’interdépendance constitutive entre la souveraineté formelle de l’État et ces hommes qui prétendent s’en affranchir » (p. 87-88).
Cette ethnographie décrit un cas complexe où l’État n’a pas le monopole de la violence légitime et ne parvient à garantir ni la sécurité ni la justice pour tous, mais où cette incapacité n’interdit nullement l’existence d’un ordre social. Les régulations religieuses et judiciaires de la vendetta s’articulent plus qu’elles ne s’opposent à la loi du plus fort que continuent à incarner les patrons des deras. Les processus de « pacification » décrits dans cet exemple mettent en jeu des médiations complexes entre une pluralité d’acteurs qui tout en s’inscrivant dans des régimes d’autorité et de moralité opposés, participent par leurs actions conjointes à la régulation des conflits. L’opposition entre État et société civile ne semble avoir ici aucun sens et la construction de l’ordre public être une affaire collective disputée autant que négociée.
La rue comme scène d’affrontement de différents régimes normatifs
Partant de la description d’un affrontement apparemment banal entre des enfants des rues et des distributeurs de tracts, Gabriel de Santi Feltran montre comment la violence urbaine à Sao Paulo et dans bien d’autres villes brésiliennes est « l’émanation (d’une) guerre entre régimes normatifs antagonistes devant coexister » (p. 106). Dans un contexte où la police tue officiellement deux personnes par jour, où les policiers sont soupçonnés de recevoir des pots-de-vin des milieux criminels, ou d’exécuter des personnes hors de leur service pour se faire justice eux-mêmes, l’État de Sao Paulo a été le théâtre d’une pacification remarquable durant les années 2000 (les homicides ont chuté de 62 %). Mais ce processus s’est appuyé sur l’action du Primeiro Comando da Capital (PCC) bien plus que sur une politique étatique de réduction de la criminalité. Né dans les années 1990 dans les prisons de la ville, le PCC a réussi à s’imposer en fédérant les détenus. Ils ont inventé de nouvelles formes de médiation basées sur des principes de paix, de justice, de liberté et d’égalité et mis fin à la loi du plus fort qui y régnait. Des logiques de coopération et d’entraide entre « frères » associés à une guerre contre ceux qui ne respectaient pas leurs principes leur ont permis de réguler la vie des détenus et d’organiser une mobilisation pour exiger une amélioration de leurs conditions d’incarcération. De la prison à la ville, le PCC a par la suite étendu son pouvoir de régulation en organisant les marchés illégaux des favelas — par la fixation du prix des drogues notamment. En 2006, ils lancèrent une offensive contre les forces de l’ordre qui paralysa l’État pendant quatre jours et déclencha une riposte violente de la police (pour les 45 policiers tués, 493 jeunes des favelas seront assassinés en une semaine). Le PCC contrôle désormais le trafic de drogue, d’armes, de voitures à grande échelle et a étendu son influence sur 20 des 27 États fédérés du pays. Il a joué un rôle clef dans la pacification de la ville et leurs membres sont reconnus dans les banlieues défavorisées comme des médiateurs légitimes. Ils arbitrent des conflits quotidiens en écoutant les parties impliquées et en proposant des résolutions non violentes. La situation décrite par l’auteur montre « comment le PCC institutionnalise des valeurs et des pratiques de justice en pacifiant des conflits de petite taille, tout en les inscrivant simultanément dans la “guerre urbaine” qui tue 60 000 personnes par an au Brésil » (p. 95).
Le conflit analysé dans cet article illustre les tensions et conflits quotidiens dont l’espace urbain est la scène, entre secteurs économiques formel et informel, activités légales et illégales, mais aussi entre différents ordres de légitimité et de moralité. Sur la place des Jasmins, des enfants des rues ont tenté de chasser un homme sandwich, perçu comme un commerçant du Diable, parce qu’il distribuait des tracts pour des services de voyance. Confrontés à l’intervention de la police militaire, ils ont ensuite cherché du soutien du côté des « disciplinas », de jeunes trafiquants de drogue travaillant dans le respect des règles de conduite du PCC. Après les avoir écoutés, ces derniers ont tenté une médiation auprès des hommes sandwich pour éviter que le conflit ne dégénère en règlements de compte. Mais refusant toute conciliation, les distributeurs de tracts ont à leur tour cherché du soutien du côté de leurs employeurs qui ont demandé des renforts de police. Les patrouilles se sont intensifiées pour préserver la tranquillité de cette zone commerciale lucrative. Les « disciplinas » ont estimé le coût d’une confrontation violente trop élevé pour la sécurité du point de vente de stupéfiants proche de la place et les enfants des rues ont disparu un temps du périmètre. « C’est à partir de ces conflits quotidiens que se dessinent les frontières de l’altérité entre des groupes sociaux comme le PCC et la police, mais également entre secteurs légaux et illégaux de l’économie, chacun répondant à ses propres règles, normes, moralités » (p. 103). Il ne s’agit pas simplement d’un conflit moral et religieux (entre néo pentecôtistes et agents de Satan ou entre représentants d’un ordre juste et petits voleurs), mais également d’une lutte économique. Les uns et les autres se disputent un espace lucratif non pas sur le mode de la concurrence, mais en cherchant « l’exclusivité de leur régime normatif ».
Cette ethnographie décrit une situation où la pacification n’est pas affaire de l’État, mais se construit très largement contre lui. La violence urbaine est décrite comme la conséquence d’une opposition entre deux ordres économiques, moraux et politiques et la pacification comme le résultat d’une auto-organisation des milieux criminels. Le PCC est parvenu à endiguer la violence en institutionnalisant à même la rue, des modes de régulation. S’appuyant sur des valeurs de paix et d’égalité, des principes d’union et de loyauté, il revendique le monopole de la violence légitime dans les territoires qu’il contrôle. Les membres de cette organisation ont développé des aides et des actions sociales dans les quartiers pauvres, tout en usant de représailles contre ceux qu’ils considèrent comme des traitres. C’est finalement une société complètement duale qui nous est ici décrite, où deux « institutions » revendiquent le monopole de la violence sur des principes de légitimité qui s’opposent.
Les logiques plurielles de la pacification
Les deux articles suivants, que nous présenterons plus succinctement, décrivent des situations, dans les favelas de Rio de Janeiro et les ghettos nord-américains, où des logiques plurielles et concurrentes de pacification sont mises en place par différents acteurs dans des quartiers structurés par la violence.
Les armes morales de la pacification
Carly Machado propose une réflexion sur les « armes morales » de la pacification à Rio de Janeiro. La stratégie étatique de reconquête des territoires des favelas qui étaient sous le contrôle des milieux criminels s’est déroulée en plusieurs phases. L’occupation militaire, la surveillance et contrôle des populations ont été prolongés par différentes actions sociales, la mise en place de soutien scolaire, l’organisation d’évènements culturels ou sportifs. L’auteur décrit deux événements organisés six mois après le quadrillage militaire de la favela « Complexo de Alemao », un concert de gospel et une course pour la paix, pour analyser les transitions et interconnections qui s’opèrent entre différents acteurs dans ces opérations de pacification. « Thinking about the pacification process via its performative, imaginative, symbolic and sensory dimensions reveals how « pacification » project are not implemented by the state alone. They pass through a variety of social agents who invent and reinvent « pacifications » in their interface with official projects. » (p. 121) Les situations décrites permettent de comprendre le rôle important de médiation joué par les églises pentecôtistes et les ONG entre le monde de la criminalité et celui de la citoyenneté et la manière dont ces actions se sont entremêlées à celles de l’État. La bataille spirituelle contre le crime, les projets sociaux et culturels pour la paix ont contribué à désorganiser l’ordre social des favelas et à légitimer d’autres figures de médiation. Carly Machado montre notamment comment la définition de la « culture » fut un aspect crucial des débats sur la pacification et le développement de nouvelles pratiques culturelles — autour du reggae et du gospel — un élément clef de sa mise en œuvre. Les processus de pacification prennent ainsi la forme d’une « chorégraphie » entre agents de l’État, représentants d’églises et d’ONG. « Performance of pacification shape operations that act as an apparatus combining military control of the territory, actions to shape the ideal model of citizen bodies and moral policies for the redemption of sinful soul » (p. 142). Les nouvelles alliances, autour des églises pentecôtistes et évangélistes et des ONG, puis de la police ont désorganisé les alliances locales. L’auteur analyse cette « dissociation » comme un des objectifs de cette politique de pacification. Elle vise à rendre les populations plus vulnérables à la violence d’État en bannissant du territoire non seulement les groupes criminels, mais l’ensemble de ces nouveaux médiateurs, sans parvenir à juguler les « chorégraphies de résistances » des habitants rassemblés autour de leaders religieux ou de citoyens engagés dans des ONG.
La police, le gang et le non-profit
Martin Lamotte (p. 149-174) analyse quant à lui l’imbrication de trois logiques de pacification — entendue comme le double processus de contrôle et de fabrication d’un ordre social — dans le South Bronx : celles de la police, des non-profits et des gangs. Dans ce quartier, qui est l’un des plus pauvres de la ville de New York et qui concentre le plus fort taux d’homicides, la police mène depuis les années 1990 une politique de « tolérance zéro ». « L’omniprésence des forces de l’ordre dans les espaces publics, la multiplication des mandats d’arrêt et les pratiques intensives de stop-and-frisk3 créent un climat de peur, d’insécurité et de suspicion généralisée » (p. 152). Ces opérations d’occupation, de quadrillage et de « chasse à l’homme » se sont accompagnées d’une augmentation significative des homicides commis par les forces de l’ordre et d’un emprisonnement massif des populations issues des minorités raciales. La pacification policière a ainsi restauré un ordre social tout en distillant un profond sentiment d’inquiétude et d’insécurité chez les habitants du ghetto. Parallèlement, les organisations non profit qui avaient participé à la pacification des ghettos dans les années 1970 se sont profondément transformées dans les décennies qui suivirent. L’évolution de l’action publique, la délégation de la gestion des aides sociales, en particulier autour du logement, a transformé certaines d’entre elles en entreprises orientées vers le profit. Une rationalité de marché s’est distillée dans ces organisations, dont certaines gèrent aujourd’hui un véritable marché de la pauvreté. « Paradoxalement ce sont les organisations créées à l’origine pour défendre les populations les plus marginalisées qui sont en charge aujourd’hui de les gérer. Certes, elles remplissent pour partie les missions de solidarité et d’aide sociale que la puissance publique a abandonnées, mais pour les transformer en activités lucratives, fragilisant leurs “clients” — devenues de plus en plus dépendant de ces organisations avec la crise » (p. 162). La pacification qu’elles mettent en œuvre désormais tend à « individualiser et à dépolitiser les enjeux sociaux tout en disciplinant ces populations par l’intermédiaire des institutions comme les shelters4, les cliniques pour pauvres ou encore les programmes alternatifs à l’incarcération » (p. 170). Les gangs qui tenaient chaque coin de rue et s’opposaient dans des rixes violentes se sont quant à eux progressivement transformés à partir de 1994 en une organisation structurée et hiérarchisée qui s’est engagée dans de grandes manifestations contre la violence policière. « En se réorientant vers différentes actions politiques, ils entrent dans ce qu’ils appellent un processus de “pacification” » (p. 164). Les Netas, gang étudié par Martin Lamotte, ont développé à la fin des années 1990 des activités de sensibilisation des jeunes, de sécurisation ou de nettoyage du quartier en lien avec les associations communautaires. Mais les conflits internes et la violence de la répression ont rapidement conduit au déclin de l’organisation. En conclusion l’auteur, tout en distinguant les trois logiques précédemment décrites, les rapproche pour penser la fabrique de la ville contemporaine : « la vie dans le ghetto est alors tout à la fois marquée par le risque des contrôles policiers quotidiens, voire le risque d’être abattu, et par le rapport aux aides sociales, aux organisations communautaires et à d’autres intermédiaires qui sont autant de formes de contrôle et de fabrication d’un ordre social, c’est-à-dire de pacification » (p. 170).
Au-delà des différences de contexte, ces articles analysent la pacification comme un processus résultant de l’action d’une pluralité d’acteurs : ONG, Églises et policiers à Rio, police, gang et non-profit dans le Bronx. S’ils partagent un objectif commun — endiguer la violence et stabiliser une paix sociale —, ils agissent à partir d’une conception différente de ce qui fait problème dans ces quartiers et au nom de valeurs ancrées dans différents univers sociosymboliques. L’État intervient par l’usage de méthodes militaires et policières d’occupation et de contrôle, qui ont pour effet de déstabiliser les modes de régulation sociale des milieux criminels qui y prévalaient, sans parvenir à leur substituer un système d’aide et de protection. D’autres acteurs se mobilisent parallèlement pour mettre en place des régulations sociales fondées sur d’autres principes de justice. Les descriptions mettent en lumière la logique à la fois concurrentielle et complémentaire de ces opérations de pacification, mais les analyses réduisent finalement cette pluralité à la logique des dispositifs de contrôle des marges par l’État. À la fin de son article Carly Machado laisse pourtant entrevoir les « chorégraphies de résistances » que les habitants inventent en lien avec les divers acteurs qui interviennent dans les Favellas et l’on comprend à lire Martin Lamotte que les politiques néolibérales ont déstructuré les diverses formes de régulation qui s’étaient instituées dans le Bronx au moins autant que les politiques de contrôle et de répression policières.
Dépasser Foucault pour retrouver le politique
Au terme de la lecture de l’ensemble des articles, deux questions me semblent tour à tour révélées par ces ethnographies et masquées par la problématique du numéro.
La pacification telle qu’elle est définie ici dans une perspective foucaldienne donne à l’État un rôle central de contrôle et de mise en ordre des populations et des territoires, alors même que les ethnographies me semblent mettre en exergue la dérégulation contemporaine de ces institutions. Si les enquêtes se situent dans des contextes fort différents, du point de vue de l’organisation de l’État, des formes de vie locale et de la place du religieux, les trois premiers articles décrivent des situations où la régulation sociale de la vie d’un quartier est prise en charge par des milieux criminels. Ces ethnographies — qui ne sont pas sans rappeler certains classiques de l’école de Chicago — mettent en lumière des logiques communes. Dans ces espaces, la perte de légitimité des agents de l’État est liée à l’expérience d’une vulnérabilité des habitants qui ne se sentent pas protégés par les institutions, mais aussi à des pratiques de corruption, au non-respect du droit et à un usage non régulé de la violence. Ce sentiment de vulnérabilité et d’injustice est le terreau sur lequel les milieux criminels peuvent imposer d’autres formes de régulation et de contrôle social. L’accaparement d’un quartier et sa transformation en ressource économique supposent la mise en place d’une autorité toujours doublement fondée. C’est d’abord sur le socle de la violence, soit de la domination la plus directe qui soit, que le pouvoir des caïds se construit. Mais ce n’est que sur le terreau de relations de clientélisme et de protection sans cesse renouvelées (ce qui est désigné ici par le terme de pacification) qu’elle peut perdurer. Dans les marges de la ville se développent ainsi des formes élémentaires de la domination que Pierre Bourdieu (1976) analysait comme étant caractéristiques des sociétés dépourvues de marché autoréglé, d’appareil juridique et d’État. Une domination directe sans euphémisme ni médiation, faite d’attachements, de dons et de dettes, de rapports d’intimidation et qui se légitime universellement dans le langage de l’honneur. Les ethnographies montrent que cette régulation des marges se déploie très largement dans le vide laissé par l’absence de politique sociale et de justice et sur la raréfaction des ressources économiques disponibles, elle compense ou soutient les défaillances de l’État. Mais ces trois enquêtes nous montrent également l’imbrication de ces économies informelles et illégales à des marchés légaux et leur encastrement dans des économies plus globales. Ce qui donne à réfléchir, moins sur l’extension supposée d’une politique de contrôle des marges, que sur la transformation contemporaine des États. Dans des contextes très différents où les institutions n’ont pas la même histoire, où peuvent exister d’autres médiations, des auteurs décrivent partout l’érosion d’une conception du public et du commun par extension de logiques de rentabilité et dérégulation des marchés. Ce qui donne à réfléchir, à la suite de Philippe Bourgeois, sur la capacité d’une politique néolibérale qui s’est internationalisée, à retirer aux institutions étatiques leurs capacités de régulation et d’institutionnalisation des conflits.
Un autre aspect me semble remarquablement révélé par ces ethnographies, tout en restant hors du champ de la problématique de la pacification. Même dans les cas où l’État est incapable d’affirmer sa souveraineté, il existe quelque chose comme un ordre public. Partout les processus dits de pacification sont des affaires de régulations publiques — plus ou moins pluralistes, instituées, stabilisées. Dans ces quartiers, par ailleurs fort dissemblables, des acteurs s’évertuent à éradiquer des logiques de violence en mettant en place des formes de régulation fondées sur différents registres de légitimité. Ces enquêtes décrivent la ville contemporaine comme la scène d’une confrontation entre différents régimes normatifs, ce que les ethnographies de l’école de Chicago ont amplement décrit et analysé en leur temps. Mais la problématique de la pacification amène à confondre toute forme de régulation, de contrôle social et d’ordre public. Ne perd-on pas en intelligibilité à considérer comme équivalent l’ordre social fondé sur une conception de la citoyenneté et de la participation des minorités au débat public à un ordre social fondé sur des relations de clientèle et une logique de profit ? Le contrôle social opéré par les travailleurs sociaux peut-il être considéré comme équivalent du contrôle policier ? N’oublie-t-on pas une dimension essentielle lorsque l’on considère qu’un ordre public fondé sur la domination directe participe au même titre qu’un ordre fondé sur la loi ou sur l’assise d’une communauté religieuse d’une même logique de « pacification » ? Peut-on considérer que toute forme de régulation sociale se vaut ?
Dans un texte programmatique paru en 1978, Isaac Joseph expliquait pourquoi il choisissait de dépasser Michel Foucault, en travaillant en deçà avec Erving Goffman et Georg Simmel. Les contraintes de la pensée de Foucault conduisent à une théorie du pouvoir disséminé qui devient un obstacle pour penser la diversité et l’incohérence des logiques institutionnelles et la diversité des formes de résistances, faites de retraits, d’indifférences comme d’innovation sociale, affirmait-il. Cet abandon progressif de Foucault lui a permis de construire théoriquement la ville comme un lieu d’expérimentation de la vie publique et de retrouver la question politique. Quarante ans plus tard, on ne peut que constater que cette perspective foucaldienne continue à produire des effets paradoxaux d’oubli du politique par dilution de la question du contrôle et du pouvoir. La problématique de la pacification conduit à ne penser la régulation que comme une affaire de contrôle étatique, à renvoyer tout conflit aux logiques de pouvoir et à laisser dans l’ombre des rapports de domination la sphère de la vie publique. Alors même que la richesse de ces ethnographies nous invite à prendre la vie publique comme point de départ pour penser le politique (Cefaï et Joseph 2002). Alors même que ces descriptions sont une invitation à questionner, au plus près des frictions et des ajustements quotidiens d’une diversité de « publics », dans le déroulement complexe des conflits d’urbanité et des modes de régulation qui s’inventent, la fabrication urbaine du politique.