Compte rendu de La science [humaine] des chiens. Lormont, Le bord de l’eau, 2016, dirigé par Véronique Servais
L’ambition de cet ouvrage est clairement exprimée par son éditrice scientifique Véronique Servais : proposer une science humaine et sociale des chiens qui ne se limiterait pas aux représentations que s’en font les humains, mais qui donnerait « voix » (p. 11) à ces non-humains particuliers avec lesquels nous partageons notre existence depuis au moins 16 000 ans (Larson et al. 2012). En effet, les sciences humaines et sociales auraient été les premières à ouvrir une porte aux animaux, à laisser les chiens « prendre place » et « apporter [leurs] propres enjeux » (p. 11-12). Cependant, donner voix aux chiens nécessite une entreprise de traduction qui impose un détour par l’éthologie. Or, pour V. Servais, l’éthologie officielle considère que seules les structures anatomiques nous apparentent aux animaux (une caractéristique de l’ontologie naturaliste, voir Descola 2005). L’intériorité des non-humains — chiens compris — serait inconnaissable et les humains irrémédiablement isolés du monde des vivants non-humains. Se voulant « neutre et objective », l’éthologie serait ainsi « inhumaine » (p. 12).
Le double paradoxe inhérent à la démarche d’une science [humaine] des chiens n’échappe pas à son initiatrice : si seules les sciences humaines peuvent donner au chien sa place d’acteur, elles ne peuvent cependant le faire sans l’aide des sciences naturelles qui contribuent à ce que ces chiens acteurs « prennent forme » (p. 13). D’où les crochets du titre, censés rappeler cet échange et le côté encore inachevé de la démarche. Ce double paradoxe semble se refléter dans la structure de l’ouvrage, divisé en deux parties. Alors que la première partie (« des chiens en situation ») tente de faire parler les chiens via divers montages méthodologiques impliquant plus ou moins les sciences naturelles, la seconde (« vivre côte à côte, coopérer » tend à montrer la place d’acteur des chiens à travers la parole des humains. Cette seconde partie est majoritairement constituée de chapitres issus des interventions d’un colloque sur les sociabilités humaines et canines tenu à Liège en 2010. Elle constitue un ensemble cohérent au sein duquel les auteurs des chapitres « donnent voix » aux chiens via les humains qui sont en relation avec eux, que ce soit les chercheurs eux-mêmes (chapitres 9 et 10), des praticiens avec lesquels les chercheurs se sont entretenus (chapitres 7 et 8), ou encore des auteurs de la littérature (chapitre 11). L’utilisation d’entretiens se double pour certains auteurs d’observations des interactions entre hommes et chiens et/ou d’une dimension réflexive sur leurs propres relations avec des chiens.
La voix de son maître : quand les humains parlent des chiens
Plusieurs pistes de réflexion émergent de l’ensemble des chapitres de la seconde partie. Il ressort notamment une ambivalence notoire des rapports que les humains entretiennent avec les chiens, auxquels ils demandent bien souvent d’être à la fois objet et sujet, obéissant et autonome, être sensible et outil de travail. Cette ambivalence est peut-être liée à l’anthropomorphisme qui conduit à la création d’un espace « métaphorique » au sein duquel les qualités du chien restent « indéterminées » (p. 118), ce qui en fait un espace d’incertitude. Face à cette incertitude, il est peut-être plus facile pour l’humain, dans la relation au quotidien, mais surtout dans le travail, de jouer sur deux tableaux à la fois, celui de l’agent intentionnel et celui de l’animal objet, avec toutes les nuances possibles entre ces deux pôles, en fonction du rôle attribué au chien dans la société, du stade de son développement, et de la situation.
Ainsi, comme le montre Clinton R. Sanders dans le chapitre 7, le chien de patrouille et le chien guide d’aveugle ne se situent pas au même niveau sur un gradient entre obéissance et autonomie. Dans le premier cas, le chien est un outil qui doit obéir sans hésiter, un chien « bouton-poussoir » qui doit exécuter une tâche décidée par l’humain-utilisateur pensant. Dans le second cas, le chien doit être capable de prendre des décisions en fonction de la demande, mais aussi du contexte et donc potentiellement de refuser une requête si elle représente un danger. Le chien guide doit donc pouvoir faire preuve de « désobéissance intelligente », initiative impossible, voire dangereuse pour un chien de patrouille.
Le gradient entre obéissance et autonomie peut également varier en fonction du stade de développement du chien, ainsi que le montre Nathalie Savalois (chapitre 8) pour les chiens de conduite des troupeaux de race « border collie », qui passent du statut d’élève à éduquer à celui d’agent autonome, d’objet du travail du dresseur à outil de travail de l’éleveur. Si les représentations peuvent varier de manière notoire d’un dresseur à l’autre et d’un chien à l’autre, les points communs entre les différents dresseurs restent : 1) une attention particulière au comportement des chiens dont ils utilisent les aptitudes naturelles de prédateurs — basées sur les comportements de chasse des loups — et 2) une adaptation au rythme du jeune chien dans la phase de dressage.
Nombre d’utilisateurs accordent donc une certaine importance aux caractères individuels des chiens, qui vont notamment orienter la phase de dressage. Ils peuvent adapter leurs comportements à ceux du chien ou être sélectionnés en fonction du caractère de celui-ci : « il faut (…) réunir le chien qui convient et le mec qui convient » (Sanders : 178). Toutefois, cela n’est pas toujours possible, notamment dans des activités qui impliquent des interactions avec un public divers aux réactions peu prévisibles. Il est alors important de choisir des chiens aptes à ces activités. C’est notamment le cas en médiation animale, activité à laquelle s’intéresse Bénédicte de Villers dans le chapitre 9. Selon elle, la position de médiateur du chien, entre l’intervenant et le patient, s’apparente à celle de l’outil. L’animal est à la fois un « même » et un « autre ». La médiation joue alternativement sur l’altérité et l’analogie de l’animal en fonction des patients et de la situation. L’auteure pose alors la question de l’évaluation du potentiel du chien, de ses capacités à accomplir les tâches demandées, mais également de la charge de travail demandée au chien et de sa conformité avec le bien-être animal. Même si le choix d’un chien vise à un minimum d’objectivité, elle définit un certain nombre de biais pour mieux les comprendre et finalement apprécier leur productivité. Le premier de ces biais est la projection, autrement dit le fait de projeter sur le chiot des caractéristiques qui sont propres à notre relation avec ce chiot. Le second biais est celui de la « subjectivité vivante » de l’intervenant (p. 236), c’est-à-dire de son investissement émotionnel affectif et cognitif. Le chien avec lequel on préfère travailler est-il forcément le meilleur choix pour assurer le rôle de médiateur ? Enfin, le dernier biais est celui de la subjectivité vivante du chien (p. 238), car celui-ci constitue une altérité irréductible qui a sa part d’imprévisibilité, notamment lorsqu’il est encore chiot. En effet, prédire les comportements du chien adulte à partir de ceux du chiot est problématique, malgré l’existence de tests de prédictibilité. L’auteure conseille ainsi de fréquenter longuement les chiots et de participer à leur développement. Le choix à plusieurs permet également de réduire le risque de projection et la subjectivité de l’intervenant en faisant varier les points de vue, mais aussi en testant l’adaptabilité du chiot s’il est manipulé par différentes personnes. Il doit montrer des capacités, du goût pour l’activité envisagée (ici le jeu et la compagnie des humains), un certain tempérament ou ensemble de traits comportementaux présents très tôt et relativement stables. Cependant, le tempérament peut également se cultiver au cours du dressage, en favorisant certaines dispositions et en contribuant au développement de certaines aptitudes. L’auteure critique l’apologie qui est parfois faite en médiation animale des mouvements non contrôlés par l’humain, de l’expression de la spontanéité, de la manifestation d’une liberté naturelle chez le chien en médiation, qui s’opposerait à un dressage considéré comme une approche mécanique de l’animal basée sur le contrôle et la coercition. Pour elle, il ne s’agit pas d’opposer coercition et liberté. Si contrôle il doit y avoir, ce n’est pas tant celui de l’animal que celui de la situation. La médiation réclame certes de la part du chien enthousiasme et endurance, mais impose également un certain respect des limites. Cette perspective correspond à celle décrite par N. Savalois (Chap. 8) qui reprend les types d’action d’Haudricourt (1962) pour montrer combien le dressage combine action indirecte négative favorisant le développement des qualités naturelles du chien et action directe positive correspondant à l’idée de dressage dirigé. Comme le dit B. de Villers, il faut avant tout éviter les ruptures de cadre — et finalement le cadre est plutôt rigoureux en médiation animale, une idée qui semble contre-intuitive pour l’auteure.
B. de Villers exprime également ses préoccupations quant aux aspects utilitaristes liés à l’obtention et à l’utilisation de chiens aptes au travail. Cette préoccupation est partagée par plusieurs auteures au sein de l’ouvrage. Le chien serait-il instrumentalisé par l’homme pour la maximisation de son bien-être ? B. de Villers pose alors la question de la domestication comme processus de coévolution entre humains et animaux, au cours duquel chacun aurait eu un rôle à jouer et y aurait trouvé son compte. De nombreuses études suggèrent en effet l’existence d’une voie commensale de domestication n’impliquant pas d’intentionnalité de la part de l’humain (Larson and Fuller 2014). Cependant, la phase commensale est suivie d’une phase post-domesticatoire (ibid) où le degré de liberté du chien se restreint et où l’action de l’homme devient plus prégnante et intentionnelle (croisements volontaires, hybridations). Les chiens avec lesquels nous cohabitons quotidiennement dans le monde occidental sont issus de cette phase post-domesticatoire, et notamment de sélections et de croisements relativement intensifs qui ont accompagné la mise en place des races au XIXe siècle. Ils ont donc été volontairement sélectionnés sur un certain nombre de critères morphologiques et comportementaux et croisés dans l’objectif d’obtenir ces critères. Comme le rappelle à juste titre N. Savalois dans le chapitre 8, l’action indirecte négative qui laisse une grande part d’initiative au développement de l’individu chien n’est possible que parce que le border collie a été l’objet d’une sélection génétique intense en amont, autrement dit une action directe positive. Aussi, la variabilité des caractères individuels des chiens qui s’expriment dès les premiers mois, les différents tempéraments et le goût pour le jeu ou la compagnie des humains sont probablement en partie le résultat de siècles de sélection, qui peuvent influencer les capacités des chiens dans certaines tâches (Udell et al. 2014).
Les chapitres 7, 8 et 9 cherchent à comprendre les relations entre chiens et humains à travers les discours et les pratiques des utilisateurs et de divers professionnels du chien. Dans le chapitre 10, Nadine Fossier-Varney, clinicienne, ne cherche pas forcément à comprendre ce qui est à l’œuvre dans la relation, voire accepte de renoncer à le savoir. Les quelques exemples qu’elle donne d’évènements signifiants entre chiens et patients paraissent par essence non-reproductibles. Ils n’étaient pas planifiés et ne peuvent être standardisés. Des transformations se sont cependant opérées chez certains patients et la présence et les initiatives d’un chien en étaient, sinon la cause, du moins en partie responsables. L’auteure montre comment le chien peut être un « autre » qui permet de (re) devenir soi pour des patients atteints d’Alzheimer. Le chien Moogli a eu ce rôle d’alter ego, à la fois « même » et « autre » pour certains patients. Dans un service où certains patients ne parlent plus, ne bougent plus, la présence du chien apaise aussi les soignants, pour qui le chien devient un interlocuteur. Il agit donc sur les patients directement, mais aussi indirectement à travers ses effets sur les soignants. Au final, Moogli a permis de redonner de l’humanité dans un service où s’opèrent des formes de déshumanisation des patients comme des soignants. Les histoires données en exemple montrent à quel point le chien n’est pas passif. Il est en position de pouvoir renoncer, de pouvoir refuser. Il agit sans commande, il entre en contact, il apaise, il est présent : une présence non-humaine mais vivante, qui regarde et qui écoute.
Si certaines pistes permettent d’élaborer des suppositions sur ce qui est à l’œuvre dans ce service clinique, N. Fossier-Varney concède qu’« inscrire la présence de l’animal dans un service de soins c’est, par définition, renoncer à une position de maîtrise et de savoir, de savoir sur l’autre et de savoir pour l’autre » (p. 272). C’est également pour elle prendre le parti du désordre, à partir duquel peut émerger quelque chose de l’ordre du sensoriel, qui nous échappe, mais qui peut faire évènement dans le corps du patient. Ceci peut être capté par le soignant qui y est sensible et le faire bouger dans son positionnement. De la relation au chien peut ainsi renaître la relation aux autres humains. Au terme de son récit troublant à plus d’un titre, l’auteure ne souhaite pas conclure son chapitre et termine par des questions sur ce que ces évènements peuvent susciter en nous, sur la fascination envers ces rencontres particulières, tout en insistant sur le fait que tous les chiens n’ont pas le même potentiel, probablement en raison de leur personnalité propre.
D’une certaine façon, que ce soit les auteurs eux-mêmes ou les divers acteurs humains étudiés, acteurs engagés dans des relations avec des animaux (Ingold 2000), ce sont les humains qui donnent voix aux chiens dans la seconde partie de l’ouvrage. La multiplicité des acteurs, des expériences relationnelles, des contextes de relation permet d’appréhender la complexité de ces relations, de les contextualiser, d’en dégager des tendances fortes, mais aussi de percevoir à quel point des individualités canines et humaines, des situations particulières, échappent à ces tendances voire même à toute forme d’explication en l’état actuel des connaissances.
À la recherche de nouvelles voies pour donner voix aux chiens
Face aux méthodes classiques des sciences sociales et aux questions suscitées par les discours et les pratiques humaines présentés en seconde partie, d’autres méthodes ou d’autres points de vue émergent-ils au sein d’une science [humaine] des chiens ? Les humains nous ont parlé des chiens et des relations entre humains et chiens, mais peut-on faire parler les chiens ? C’est là le « défi » (p. 14) que sont censés relever les chapitres de la première partie en articulant « les démarches de l’éthologie et des sciences humaines » (p. 14). L’interlocuteur humain laisse ici place à l’observateur, le regard intérieur pris depuis la relation laisse place au regard extérieur sur la relation.
Bien que cette première partie soit intitulée « des chiens en situation », seuls deux chapitres (2 et 6) présentent directement des résultats d’études de cas réalisées par leurs auteurs. Le chapitre 3 vient en contrepoint du chapitre deux pour défendre l’approche de l’éthologie constructiviste, mais ne présente pas de résultats qui permettraient une comparaison avec l’approche de l’ethnométhodologie, ce qui affaiblit sa force critique. Le chapitre 4 est un rapide état de l’art sur les capacités cognitives du chien. On aurait pu s’attendre à le trouver au début de l’ouvrage, comme une des clefs nécessaires à la compréhension des autres chapitres, mais peut-être que la crainte exprimée par V. Servais de « “l’invasion” des sciences sociales par les sciences naturelles » (p. 16) était prohibitive. En outre, le chapitre 4 est surtout centré sur l’attention du chien aux signaux provenant de l’humain, notamment le pointage, réduisant ainsi l’environnement du chien aux bipèdes qui l’entourent. En outre, la réaction au pointage existe chez d’autres animaux et peut ne pas exister chez certains chiens (Edward et al. 2010 ; Udell et al. 2008 et 2010 ; Udell et Wynne 2011). Le chapitre 5, enfin, qui traite de la mentalisation du chien par les propriétaires aurait eu toute sa place dans la seconde partie de l’ouvrage dans la mesure où il se base clairement sur les discours et les pratiques de ces propriétaires.
Il résulte de cette première partie de l’ouvrage une étrange impression d’inachevé, de tentative interdisciplinaire manquée, malgré une entrée en matière particulièrement prometteuse… En effet, dans le chapitre 1, Dominique Guillo, Nadège Lechevrel et Chloé Mondémé souhaitent dépasser la division entre deux courants, l’un issu du développement de l’éthologie canine et l’autre de l’entrée du chien dans les sciences humaines et sociales. Bien que critiques face à l’éthologie expérimentale, ils mettent en garde contre la réalisation d’enquêtes sur le lien social qui en négligerait les résultats. Par ailleurs, la domination dans les sciences sociales du courant des animal studies, fortement inspiré de Latour, tend à réduire les qualités et dispositions des animaux aux qualifications qu’en font les humains, limitant ainsi le « poids propre » (p. 28) reconnu à l’animal, ses particularités, ainsi que les différences entre espèces. De son côté, l’éthologie, bien qu’ayant assoupli le modèle behavioriste, reste à l’écart des sciences sociales, négligeant ses apports sur 1) la clarification du statut d’acteur de l’animal et 2) les ajustements communicationnels dans l’interaction entre humains et animaux. Certes, l’éthologie cognitive critique l’uniformisation du comportement des individus et tient compte du contexte des interactions pour expliquer les comportements. Elle semble ainsi la plus à même de dégager les facteurs permettant de comprendre la communication entre humains et animaux et donc de jeter les ponts avec les sciences humaines. La communication y reste cependant envisagée suivant le schéma émetteur — signal – récepteur.
Guillo et ses coauteurs proposent donc de développer une approche écologique des interactions entre humains et animaux en donnant une place centrale au contexte des interactions, à la dimension sociale et aux phénomènes de communications qui s’y déroulent. Les interactions sont également dépendantes du contexte et d’une histoire commune sédimentée. L’enquête ethnographique basée sur l’analyse conversationnelle leur parait donc la méthode la plus adaptée dans la mesure où les interactions étudiées semblent faites d’ajustements fins et nombreux. Se centrer sur les interactions évite aussi d’imputer des dispositions psychologiques et de rentrer dans le débat de l’anthropomorphisme.
Pourtant, éviter d’attribuer des dispositions psychologiques en se centrant sur les interactions ne revient-il pas — du moins en partie — à négliger les spécificités de l’animal-acteur, ce que les auteurs dénoncent eux-mêmes dans le début du chapitre ? Quant au débat sur l’anthropomorphisme, l’éditrice de l’ouvrage V. Servais revient largement dessus dans le chapitre 5 en s’intéressant à la mentalisation des chiens par leurs propriétaires. Elle questionne ainsi l’anthropomorphisme en tant que ressource pour l’interaction. En effet, si toute similitude de comportement entre les animaux est remise en cause, alors plus aucun lien n’est possible entre eux et nous ! La question de l’anthropomorphisme n’est donc pas uniquement académique, car elle interroge les alternatives disponibles pour « nous relier aux animaux et les rendre pertinents pour nous tout en reconnaissant ce qu’ils sont, en l’occurrence des chiens » (p. 114). V. Servais suggère donc de « combiner les savoirs éthologiques et la sensibilité de l’engagement émotionnel et de l’empathie pour donner voix aux animaux » (p. 116) et reconnaître ainsi leur significant otherness, non seulement en tant que chien, mais aussi en tant qu’individu chien particulier.
L’anthropomorphisme est une voie d’accès à cet autre signifiant qu’est le chien. L’interaction ordinaire entre humains et chiens nécessite la fabrication constante de signification. Les humains traitent leurs chiens comme des agents intentionnels, dont les intentions se révèlent certes au travers des postures, des regards, des expressions faciales, mais aussi en fonction de la situation. Via des stratégies d’humanisation, les propriétaires construisent le chien comme une personne tout en sachant que cette personne n’est pas un humain. Ils créent un espace intermédiaire métaphorique qui leur permet de donner du sens aux comportements des chiens, tout en acceptant l’incertitude et les possibles malentendus. Il y aurait donc une place pour une certaine « compréhension sociale » (p. 122) entre humains et chiens, basée sur une histoire partagée, des ritualisations, des redondances, des indices contextuels, autant d’éléments qui génèrent des attentes et permettent une certaine prévisibilité des comportements de l’autre. Bien qu’incomplète, cette compréhension sociale s’avère suffisante pour permettre aux humains et aux chiens de se débrouiller (dé-brouiller ?) en ajustant leurs comportements respectifs afin d’organiser l’interaction et d’assurer son fonctionnement. Dans l’interaction ordinaire, ce n’est pas l’exactitude dans l’interprétation des intentions ou des émotions de l’autre qui est recherchée, mais leur adéquation dans l’interaction, leurs effets sur la construction d’un espace intermédiaire de rencontre.
Pour V. Servais, cette capacité à construire un espace intermédiaire entre espèces pose question d’un point de vue évolutif. L’identification de configurations relationnelles analogues à celles qui existent chez l’espèce humaine pourrait constituer une piste de recherche des formes élémentaires de relations que nous partageons avec d’autres animaux. Elle rappelle que la reconnaissance par les humains de traits pertinents d’une situation sociale chez d’autres espèces animales dépend plus de la façon dont ces espèces se comportent en situation que de leur plus ou moins grande ressemblance avec les humains. Cependant, cette reconnaissance du caractère vivant et de l’intentionnalité peut s’appliquer à des objets géométriques simples en mouvements et semble donc plus liée à un processus visuel qu’à un processus complexe de réflexion (Dasser, et al. 1989, Tremoulet et Feldman 2000, Gao et al. 2010, Scholl et Gao 2013). Reste à savoir si la tendance à animer l’autre est liée à des compétences cognitives socialement biaisées propres à l’humain, ou si la sociabilité humaine est la conséquence de compétences cognitives écologiquement biaisées propres aux êtres vivants, non-humains compris (Hornborg 1999).
Malgré les malentendus qu’il présuppose, l’anthropomorphisme apparaît donc comme une voie possible d’accès au mind canin, de compréhension partielle de nos relations avec les chiens, ce qui donnerait toute sa valeur aux chapitres de la seconde partie qui donnent voix au chien à travers les discours et les pratiques de ceux qui sont en relation avec eux. Bien entendu, d’autres voies d’accès sont possibles pour appréhender les relations entre humains et chiens ; l’éthologie expérimentale, l’éthologie cognitive, constructiviste ou non, mais aussi l’ethnométhodologie, représentée dans l’ouvrage par les chapitres 2 et 6.
L’ethnométhodologie, voie originale ou impasse ?
Pour ce qui en est présenté dans l’ouvrage, l’ethnométhodologie fait le choix de l’observation. Rejetant le contexte expérimental, Eric Laurier, Ramia Mazé et Johan Lundin (chap. 2) ont décidé d’observer ce qu’ils considèrent comme se produisant et s’organisant naturellement, c’est-à-dire de manière spontanée et dans un état préréflexif où l’engagement dans le monde n’est pas interrompu. En l’occurrence il s’agit ici d’observer des promenades de chiens dans deux parcs urbains de Göteborg en Suède. Trente séquences ont ainsi été filmées puis analysées via la méthode d’analyse de conversation. Les auteurs ont ainsi relevé les actions qui leur semblaient pertinentes, les ont décrites et analysées puis en ont fourni une explication. Ne revendiquant ni neutralité ni objectivité, les auteurs assument le présupposé que les animaux sont des sujets sociaux. Les auteurs ne prétendent pas à l’exhaustivité et, mobilisant Gaita (2003), considèrent que l’on ne peut trancher une controverse conceptuelle par une accumulation de faits. Ils en restent donc à quelques comptes rendus de cas particuliers de promenades de chiens. En décrivant le caractère ordonné des interactions et des conduites dans l’interaction, ils comptent avoir un aperçu de la mise en ordre des relations entre le chien et son environnement, humains compris. Malgré une entrée en matière plutôt stimulante, la lecture de ce (trop) long chapitre devient rapidement difficile. De longues descriptions associées à des photos de mauvaise qualité et de petit format sont interprétées a priori très librement et agrémentées de commentaires personnels peu pertinents : « D’après notre propre expérience nous savons qu’accélérer le rythme de la promenade encourage le chien à courir sans renifler à droite et à gauche ou à s’arrêter pour uriner » (p. 50-51) ; « C’est bien connu que les chiens repèrent les joggeurs et les classent par erreur dans la catégorie des humains à pourchasser et à mordre (…) » (p. 60) ; « On sait que des chiens perdus marchent aux côtés des passants pour tenter de rester avec eux. » (p. 63), et j’en passe… Il est vrai que les auteurs revendiquent l’observation participative dans la mesure où ils ont « une connaissance personnelle des chiens et de la promenade en général » (p. 45). L’on se demande bien pourquoi les ethnologues passent autant de temps sur le terrain au sein des communautés qu’ils étudient, alors qu’ils ont une connaissance personnelle des humains et de la vie quotidienne en général. Une fois la lecture du chapitre terminée, on reste perplexe devant ce mélange peu convaincant, ni qualitatif, ni quantitatif, qui repose sur des données à la fiabilité douteuse et des interprétations qui ne le sont pas moins. Certes, les auteurs peuvent « rendre compte de ces interactions sans avoir à faire d’hypothèses fortes sur la psychologie des acteurs » (p. 32). Quant à savoir ce que l’on peut faire de ce compte rendu d’interactions choisies…
L’observation est également le choix méthodologique de Marion Vicart (Chap. 6). L’auteure regrette l’intérêt unique de l’éthologie et de la psychologie cognitive pour les comportements sociocognitifs élaborés, pour l’attention et la perception, notamment dans les conditions expérimentales où les animaux sont soumis à « des situations au flux interactionnel et communicationnel tendu, qui requièrent de la part des animaux testés un type d’engagement focalisé et attentif dans l’action et dans le traitement de l’information » (p. 133-134). Elle souhaite ainsi porter plus d’attention à la distraction et à ses implications sur les relations interindividuelles, en l’occurrence entre humains et chiens.
La distraction est ici considérée comme un « phénomène de latéralisation de l’attention vers un nouvel élément non pertinent de la situation. » (p. 135) et non comme une action ou un effort. Ces moments de distraction posent la question de la possibilité de situations de communication impliquant des dosages d’attention plus faibles. Afin de mieux capter ces moments de distraction, l’auteure propose une phénoménographie équitable basée sur l’observation-description rigoureuse des modes de présence et des modalités d’existence de l’homme et de l’animal dans différentes situations ordinaires. Cette voie qualifiée d’observation radicale implique la longue durée et une description avec un haut degré d’acuité et de précision, incluant entre autres les attitudes, regards, mouvements, postures, accompagnés de la palette de leurs colorations, à savoir de concentré à détaché, de rapide à lent, de tendu à relâché, etc. Il serait alors possible de saisir la temporalité des existences humaines et animales, notamment via le rapport entre stabilité et changement qui définirait le temps, ainsi que leurs modalités d’engagement, allant de la concentration à la distraction. Tout comme les auteurs du chapitre 2, l’auteure n’adopte pas de grille de lecture. Elle considère que ce sont les chiens et les humains qui montrent à l’observateur ce qui est pertinent pour eux. Reste que l’observateur est seul juge de cette pertinence…
Bien qu’intéressantes à plus d’un titre, les approches de E. Laurier, R. Mazé et J. Lundin ou de M. Vicart paraissent au final peu convaincantes. Elles déçoivent en tous les cas au regard de la proposition stimulante de l’éditrice d’articuler éthologie et sociologie et des auteurs du chapitre 1 de développer une écologie des interactions qui serait interdisciplinaire. En se focalisant sur les situations, sur les interactions ou sur les co-présences, ces approches tendent à réduire les qualités et les dispositions des acteurs de ces relations, tout comme les animal studies critiquées par les auteurs du chapitre 1. Je rejoins ainsi les critiques de Fabienne Delfour (chap. 3) quant à la démarche du chapitre 2, critiques qui peuvent être en grande partie étendues au chapitre 6 : en revendiquant la cognition en situation, ces approches négligent la corporéité des humains et des animaux, leurs capacités sensori-motrices, autrement dit le fait que chiens comme humains ont leur monde propre (Von Uexküll 1965) et que ces mondes sont différents. F. Delfour rappelle ainsi que « La cognition dépend des types d’expériences découlant de la possession d’un corps doté de diverses capacités sensori-motrices, auxquelles s’ajoute une variabilité individuelle d’ordre biologique et culturelle » (p. 77).
Certes on ne peut que suivre les auteurs dans leur posture d’observation attentive en situation des comportements spontanés des chiens et des humains. Cependant, il n’est pas certain que l’observation dite radicale prônée par M. Vicart — plus intensive que radicale — permette au final de mieux comprendre les phénomènes et les mécanismes qui sous-tendent les relations entre humains et chiens. Il se pourrait que l’attention au détail fasse passer à côté de l’essentiel. De plus, aussi radicale soit l’observation, l’attention de l’observateur n’est pas neutre, elle dépend beaucoup de ses attentes. L’usage de la vidéo ne résout qu’une partie du problème. L’observation tout comme la vidéo reposent essentiellement sur la vision et il n’est pas fait mention par les auteurs des limites importantes que cela implique quant à l’interprétation de ce qu’ils voient ou ne voient pas, de ce qu’ils ne peuvent percevoir du monde du chien qui n’est pas limité à la vision. Le chien vit dans un monde olfactif bien plus riche que le nôtre et qui nous échappe complètement. Or les auteurs du chapitre 2 interprètent les comportements des chiens sans considérer qu’un parc est rempli de significations olfactives qui leur échappent. L’interprétation du relâchement ou du degré d’attention du chien (chap. 6) parait plus difficile si l’on tient compte du monde propre de celui-ci : le chien pourrait bien être attentif aux odeurs ou aux sons qui l’entourent tout en paraissant parfaitement relâché. Est-ce que l’attitude observée reflète forcément l’état émotionnel ? En outre, même si l’on reste sur la vision, peut-on parler de « latéralisation » de l’attention, peut-on détecter l’attention du chien au travers du mouvement de sa tête ou de ses yeux, sachant que les chiens ont un champ de vision bien plus large que le nôtre ? Parle-t-on alors d’attention ou de concentration ? La nuance n’est pas définie alors qu’elle semble de taille. L’attention n’est-elle pas liée à la présence d’affordances, des potentialités de l’environnement qui prennent leur signification dans l’histoire personnelle de l’animal ou de l’humain et sont le résultat d’une éducation à l’attention (Gibson 1986, Ingold 2004) ? À travers ses observations, M. Vicart souhaite également saisir la temporalité des existences humaines et animales, mais peut-on par l’observation à travers nos yeux saisir la temporalité d’animaux qui ne perçoivent pas le temps de la même façon que nous (Healy et al. 2013) ? En outre, si les approches ethnométhodologiques attachent une grande importance à la chronologie des actions, elles semblent plutôt anhistoriques. Les auteurs du chapitre 2 captent quelques minutes de promenade sans rien savoir du chien, du maître, de leurs histoires respectives et communes, évacuant une partie majeure du contexte, comme si les situations pouvaient être isolées les unes des autres. Les observations de longue durée de M. Vicart au domicile des chiens et des maîtres s’accompagnent vraisemblablement d’une connaissance a minima de leur histoire commune, mais il n’en est pas fait mention dans l’analyse.
Si le monde du chien est absent des approches ethnométhodologiques, celui de l’humain l’est également en partie. Le choix est fait de ne pas interroger directement les acteurs de ces relations, comme si leur parole était un biais à éviter. Comme si l’observation extérieure — aussi équitable ou symétrique soit-elle — était moins anthropocentrée que le recueil du récit des personnes engagées avec des chiens… Ces personnes ne font-elles pas preuve d’un anthropomorphisme suffisamment « instruit » pour reprendre F. Delfour (p. 87) ? Évacuer le point de vue de l’humain observé n’est-il pas une forme de condescendance envers les utilisateurs des chiens, dont la parole pourrait éclairer les pratiques observées ? S’il est compréhensible que des limites méthodologiques puissent conduire à ne pas recueillir cette parole, il semble plus difficile d’accepter leur absence par principe et de se contenter de l’interprétation de l’observateur. Au final, on peut se demander si l’ethnométhodologie ne tente pas de réaliser une science [canine] des chiens, potentiellement aussi inhumaine que les sciences expérimentales décrites par V. Servais dans son introduction, non seulement en ce qu’elle néglige les caractères propres du chien, mais aussi ceux de l’humain.
Conclusion
Au terme de la lecture de cet ouvrage à la fois riche et divers, le sentiment reste mitigé. Les méthodes plutôt classiques des sciences humaines donnent à voir la richesse des relations entre humains et chiens grâce à la multiplicité des acteurs rencontrés et des situations envisagées. Les propositions de nouvelles approches semblent stimulantes à plus d’un titre, mais le pari de faire émerger une science [humaine] des chiens porte peut-être dans son nom même les raisons de ses limites, en plus du paradoxe évoqué par l’éditrice de l’ouvrage. La résolution de ce paradoxe ne tiendrait-elle pas au dépassement des frontières disciplinaires ? Faut-il poursuivre une science humaine ou [humaine] des chiens, ou développer une science des chiens qui réunisse en son sein la multiplicité des points de vue afin de mieux comprendre cet animal dans toute sa complexité, tant sociale que biologique et cognitive ? En outre, est-il possible de prétendre qu’il existe une science non-humaine ou inhumaine aussi longtemps que les sciences sont des activités uniquement humaines ?
La crainte de l’éditrice d’une « invasion » des sciences sociales par les sciences naturelles, si elle est peut-être justifiée au niveau des politiques de recherche, semble également avoir contraint l’ambition interdisciplinaire de l’ouvrage. Cela n’aurait sans doute pas posé de problème si l’ouvrage s’était limité à la deuxième partie, qui se focalise sur les chiens vus par les humains, mais les tentatives proposées dans la première partie pour comprendre les chiens en situation se heurtent — me, semble-t-il — aux réticences envers les études issues des sciences dites naturelles, hormis pour le chapitre 1 qui fait clairement appel à l’interdisciplinarité. Les chapitres 3 et 4 restent bien isolés et les approches des sciences sociales et des sciences naturelles ne sont pas intégrées. La part belle est finalement faite à l’ethnométhodologie, laquelle semble tenter de construire des nouvelles méthodes d’observation en occultant au maximum tout le bénéfice qui pourrait être retiré de l’expérience et des résultats de la biologie et de l’éthologie. Il en résulte des biais importants liés à la méconnaissance de paramètres biologiques et cognitifs fondamentaux des chiens dont certains sont issus de leur histoire à long terme.
Au final, hormis quelques exceptions dans la seconde partie de l’ouvrage (chap. 8 et 9 notamment) les chiens ne sont envisagés que dans leurs rapports actuels aux humains, sans tenir compte de leur origine lupine (ce qui est même revendiqué par les auteurs du chapitre 2), de leur vie en dehors de l’humain et de la sélection active qui a conduit aux traits morphologiques et comportementaux que nous leur connaissons aujourd’hui. Certes, le chien n’est pas un loup, et il y a des biais certains à vouloir interpréter les comportements des chiens en les calquant sur ceux de leur ancêtre sauvage (van Kerkhove 2004, Bradshaw et al. 2009). Cependant, un certain nombre de caractéristiques comportementales des chiens provient de l’écologie de leur ancêtre (Boitani et Ciucci 1995), même si celles-ci sont modifiées. Le chien serait-il relâché et capable de distraction s’il descendait d’un herbivore sans cesse aux aguets du prédateur potentiellement caché ? Aurait-il les mêmes comportements en promenade s’il ne descendait pas d’un animal territorial (Bekoff 2001) ? Serait-il aussi attentif aux signaux de ses congénères ou des humains s’il ne descendait pas d’un animal social chassant en meutes ? La vie des chiens se réduit-elle aux bipèdes qui l’entourent ? C’est l’impression qui peut ressortir de cet ouvrage, alors que les chiens interagissent avec d’autres éléments de leur environnement. Si nos capacités à communiquer avec les chiens malgré nos différences sont étonnantes, pourquoi ne pas s’intéresser également aux capacités de communication entre les chiens et d’autres animaux ? Il ne faut pas oublier non plus que nombre de chiens vivent et survivent en communiquant relativement peu avec les humains. C’est le cas des chiens de village et des chiens errants (Bonanni et al. 2010, Bonanni et al. 2011, Majumder et al. 2014). La génétique semble également la grande oubliée de cet ouvrage. Si les auteurs du chapitre 1 regrettent la place importante des jugements normatifs au sein des sciences humaines qui s’intéressent aux animaux, les préoccupations des auteures de plusieurs chapitres quant au côté utilitariste de l’utilisation des chiens voire du regard porté sur les chiens (p. 140) sont multiples. Alors certes, on peut regarder le chien pour ce qu’il est et lui donner des degrés de liberté divers, il n’en reste pas moins qu’il est issu d’une sélection intense, qui a commencé avec l’élimination des individus les plus agressifs dès les débuts de la domestication et s’est poursuivie durant des millénaires au gré de différentes motivations avant de s’intensifier au 19ème siècle sous l’impulsion de pratiques de sélections intensives (Galibert et al. 2011, Wayne et vonHoldt, 2012). Nous sommes donc en interaction avec des êtres dont l’éventail des comportements possibles est en partie contraint par la sélection génétique dont ils ont été l’objet.
Autrement dit, que serait une science [humaine] des chiens qui, à force de se focaliser sur les contextes, sur les micro-comportements, sur la temporalité et la chronologie, sur le caractère normatif de nos relations avec les chiens, ne tiendrait pas tout à fait compte des caractéristiques biologiques des chiens, de leur génétique, des capacités sensorielles qui nous échappent, des propriétés du champ de vision, de la perception du temps, etc. ? Cette science des chiens ne serait-elle pas un peu trop humaine ?
Il me semble que pour mieux comprendre les chiens et les relations entre humains et chiens, la multiplication des points de vue reste la piste la plus fertile. C’est bien ce qui est proposé dans le chapitre 1, qui ne rejette pas les sciences expérimentales, et dans le chapitre 5 qui envisage une perspective évolutionniste. C’est également ce qui prévaut dans les chapitres de la seconde partie. Multiplier les points de vue des disciplines, mais aussi multiplier celui des acteurs. Intégrer sciences humaines et sciences naturelles, savoirs scientifiques et savoirs des acteurs des relations, observations des relations depuis l’extérieur et récit depuis l’intérieur des relations par ceux qui les vivent au quotidien et qui y sont engagés (Ingold 2000 : 76). Pour cela il ne me semble pas productif de craindre les sciences naturelles ou de se replier sur une méthodologie radicale fondée sur un seul point de vue — ce qui semble se profiler derrière l’ethnométhodologie telle que présentée dans cet ouvrage. Multiplier les biais me semble plus productif que de regarder par le petit bout de la lorgnette. Les biais peuvent se corriger, alors que ce qui n’entre pas dans le champ de vision ne peut être reconstruit. Peut-être est-il nécessaire de construire une science des chiens, ni humaine, ni inhumaine, mais tournée vers les autres, qu’ils soient biologistes, sociologues ou généticiens, qu’ils soient animistes, naturalistes, ou totémistes, qu’ils soient scientifiques ou non, qu’ils soient humains ou non humains.