Compte rendu de Contarini Silvia, Joubert Claire et Moura Jean-Marc (dir.), 2019, Penser la différence culturelle du colonial au mondial. Une anthologie transculturelle. Milan, Mimésis, Altera
« Le problème n’a jamais été que les subalternes ne pouvaient pas parler : c’est plutôt que les dominants n’écoutaient pas. » (Young [1990] 2019, in PDC : 101)
La phrase provocatrice de l’historien britannique Robert Young, en épigraphe de cet article, peut être lue comme une clé pour comprendre l’importance de la publication présente, ainsi que comme un commentaire sur les enjeux qui ont donné forme à cette anthologie. Le livre Penser la différence culturelle, du colonial au mondial. Une anthologie transculturelle, dirigé par Silvia Contarini, Claire Joubert et Jean-Marc Moura, accomplit la tâche importante de faire connaître au public francophone une partie des voix qui composent la multitude des courants de la pensée postcoloniale.
Cette anthologie cherche à rendre visible l’histoire connectée du colonialisme et du postcolonialisme, à la fois dans ses dimensions historique, culturelle, théorique, poétique et politique. Afin d’éclairer ce que les auteur·es appellent « la dynamique multi-nationale et co-coloniale du colonialisme » (p. 19), l’anthologie est organisée autour de six champs linguistiques europhones. On y retrouve donc des textes classiques ainsi que des traductions inédites, dont les langues d’origine sont l’anglais, le français, l’allemand, l’espagnol, l’italien et le portugais. Les productions en langues non européennes ne sont pas concernées par l’anthologie, car l’ouvrage s’intéresse précisément aux écrits dans les « langues des maîtres », prises comme « butin [s] de guerre » (p. 25), appropriées, cannibalisées et créolisées à travers le monde, et tout au long de l’histoire.
Les textes, organisés chronologiquement et par champ linguistique, sont extraits de leurs contextes originaux et placés côte à côte afin de produire un paysage polyphonique permettant aux lecteurs et lectrices de construire différents récits qui reviennent autant sur les effets du colonialisme européen, que sur les chemins de décolonisation esquissés internationalement. Les textes, tels qu’ils sont présentés ici, ont pour objectif d’éveiller chez le lectorat européen une conscience critique des enjeux géopolitiques et géopoétiques du monde colonial ainsi que de la postcolonie actuelle (Mbembe, in PDC : 197). En ce sens, cet ouvrage présente un grand intérêt pour les étudiant.es et chercheur.es en sciences humaines et sociales, ainsi que pour le public français désirant se familiariser avec des courants de pensée, concepts et auteur·es lié·es aux études postcoloniales et décoloniales1.
L’anthologie, dont les textes s’étalent entre 1453 et 2018, propose une perspective historique sur le temps long. Toutefois, la majorité des textes datent des trente dernières années (entre 1980 et les années 2010) et se penchent notamment sur les discours produits par des mouvements et des penseur·es postcoloniaux, décoloniaux et/ou altermondialistes récents. Chaque champ linguistique a été confié à un·e spécialiste, qui signe une courte introduction au début de chaque chapitre, accompagnée d’une liste bibliographique composée de « suggestions pour aller plus loin ». Elles et ils ont eu la liberté de choisir le cadrage historique désiré pour l’aire linguistique en question, ce qui explique peut-être le manque de cohérence historique entre les chapitres (point qui sera analysé en détail ci-après). Une table chronologique est mise à disposition des lecteurs et lectrices de façon à rendre visible la superposition transnationale d’idées, de concepts et d’époques clefs dans l’élaboration des pensées postcoloniales et décoloniales.
Paru en 2019, ce livre est issu du programme transdisciplinaire « Mondialités mineures : géopolitiques des savoirs et des littératures », organisé par Silvia Contarini, Claire Joubert et Jean-Marc Moura avec le soutien de l’université Paris Lumières. Dirigé par un groupe de chercheur·es attaché·es aux universités de Nanterre et Paris 8 et issu·es du champ des études linguistiques et littéraires, le volume adopte une approche philologique, inspirée par les travaux d’Edward Saïd et par la méthodologie pratiquée par le champ des études postcoloniales anglophones. En mêlant textes historiques, sociologiques, discours politiques, réflexions au sujet de la traduction et des extraits (auto) biographiques, l’anthologie défend la pertinence d’un positionnement transdisciplinaire, proposant ainsi d’analyser les « actes discursifs qui viennent inscrire matériellement les effets du pouvoir dans le social » (p. 24). Cependant, à mon sens, le projet critique de l’ouvrage demeure partiellement inachevé, ce qui tient à deux raisons principales : le nationalisme méthodologique non questionné qui domine la sélection et la disposition des textes, ainsi que la marginalisation des contributions féministes dans plusieurs champs linguistiques. Du fait de sa reproduction des divisions issues du nationalisme moderne dans son architecture interne, le livre Penser la différence culturelle, du colonial au mondial peine à reconnaître la cosmopolitisation de la réalité (Beck 2014) et finit par emprisonner les textes et auteur·es dans un vieil ordre dualiste associant les métropoles à leurs anciennes colonies. Il en résulte un ouvrage qui se montre sourd aux voix des corps-frontières2 (Guénif-Souilamas 2010), révélatrices des tensions globales, bâtisseuses de ponts entre différentes langues et créatrices de nouveaux ordres mondiaux.
Dans le but d’analyser cette « anthologie transculturelle » en détail, je propose de commencer par une présentation des textes et dialogues publiés dans l’ouvrage en croisant les différents champs linguistiques « mineurs », tels que l’allemand, l’italien et le portugais. Je propose ensuite de revenir sur les voix passées sous silence par cette anthologie, ainsi que sur les difficultés de nature comparative soulevées par les choix éditoriaux entourant l’ouvrage, surtout en ce qui concerne les champs dominants francophones, hispanophones et anglophones. À travers cette analyse, il m’apparaît intéressant de souligner l’importance critique des idées de « frontière » et de « mouvement ». En effet, la structuration de l’ouvrage ne rend pas entièrement justice à ces idées, bien qu’elles soient soulevées par plusieurs textes qui y sont réunis. Tout au long de cette recension, je me permettrai d’indiquer d’autres auteur·es et textes, absents du volume, mais qui peuvent venir compléter les lectures des personnes intéressé·es par les études postcoloniales et décoloniales. M’adressant avant tout à un public d’anthropologues dans le cadre cette recension, je me concentrerai sur les textes situés à l’interface des sciences sociales et laisserai au deuxième plan les discussions plus proches des études littéraires et linguistiques.
Nouveaux dialogues
Ma lecture du présent volume résulte d’une perspective située (Haraway 1988 ; Harding 1992). Lors de ma formation en sciences sociales au Brésil, j’ai été nourrie par les écrits de Gilberto Freyre, mais aussi de Gayatri Spivak, Anibal Quijano et Eduardo Mondlane, auteur·es représenté·es dans cette anthologie. Le Brésil est un de ces pays qui cannibalisent une langue européenne, pour le dire dans les termes d’Oswald de Andrade ([1928] 2011). Il s’agit d’un idiome qui, pour reprendre l’image de l’écrivain Mia Couto, « au fil de l’histoire, a perdu son maître »3. Dans ce territoire lusophone du Sud, la possibilité cosmopolite d’intégration créative et comparative des théories issues de différents contextes nationaux ne peut être atteinte qu’à travers des efforts linguistiques. La participation au dialogue international dépend d’une « ouverture d’esprit », ainsi que d’un effort de dépassement des langues nationales, malgré « les périls » de l’accent et de la maîtrise toujours imparfaite des « langues des maîtres ». Il s’agit d’un type de cosmopolitisme scientifique qui s’oppose au nationalisme intellectuel chauviniste et ouvre le pas à une création cannibale.
Comme le souligne l’anthologie Penser la différence culturelle, l’usage de la notion de « cosmopolitisme » a des origines germaniques. L’historien allemand Jürgen Osterhammel montre dans son texte de 2013 (PDC : 261-266) comment le cosmopolitisme a depuis longtemps cessé d’être vu comme une position subversive et est devenu une posture d’État, principalement en Europe. Le premier texte du chapitre consacré au champ germanophone, et le seul texte datant du XIXe siècle dans le volume, « Conversations de Goethe avec Eckermann » (PDC : 233-237) illustre bien le « cosmopolitisme de reconnaissance », une vision du monde moderne qui admet « différentes façons d’être civilisé ». Ce type de cosmopolitisme de longue durée, hiérarchique, eurocentré, voire raciste, fonde les missions civilisatrices qui ont, pour une bonne part, justifié les entreprises coloniales ainsi que l’État moderne.
Cependant, les résistances au colonialisme ont produit d’autres cosmopolitismes émanant de la « périphérie », marqués par des solidarités transfrontalières et transrégionales. Comme le dit Osterhammel : « Le cosmopolitisme n’est pas un gentil cadeau fait par l’Occident au reste du monde » (PDC : 266). Le Brésilien Haroldo de Campos pourrait ajouter de façon poétique et ironique : « La mandibule dévoratrice de ces nouveaux Barbares continue de mastiquer et de ruiner depuis longtemps un héritage culturel de plus en plus planétaire » (PDC : 436). Le concept de cosmopolitisme, digéré et régurgité dans différentes langues et contextes, ne cherche pas à ordonner ou à hiérarchiser les différences, mais à dépasser les dichotomies entre le global et le local, le national et l’international (Beck 2014 : 105).
Comme le montre le dialogue entre textes en portugais et en allemand, l’apport le plus enrichissant de la présente anthologie pour un lectorat francophone se trouve dans l’ouverture d’un espace de circulation planétaire de dialogue, tracé de routes qui bousculent la boussole traditionnelle de la géopolitique des savoirs et réévaluent les coordonnées de la pensée. Cependant, de nouvelles routes de communication sont nécessaires afin d’aller au-delà des régionalismes, ou encore des « épistémologies du Sud » et des dichotomies instrumentales Nord/Sud – qui, même si elles s’avèrent heuristiques par certains aspects, présentent toujours le risque d’effacer la diversité des situations historiques et les rapports de pouvoir locaux4. L’historien allemand Ottmar Ette le montre bien dans ce volume, ces chemins se dessinent en traversant frontières nationales, linguistiques et disciplinaires. Selon l’auteur, l’avenir des « Area Studies » serait ainsi les « TransArea Studies », ces travaux transdisciplinaires qui se basent sur « les littératures sans domicile fixe qui ne sont perçues que marginalement par les philologies nationales offr [ant] avec leur fascinante écriture des inter-mondes un riche champ d’application – et en même temps un inépuisable réservoir de savoir sur la vie. […] il s’agit moins d’espaces que de chemins, moins de démarcations que de déplacements de frontières, moins de territoires que de relations et de communications » (PDC : 258). Un tel échange de connaissances ne peut exister, bien entendu, sans l’exercice d’une traduction interculturelle conséquente et attentive aux contextes.
Dans le volume, le champ italophone apporte un excellent exemple de ce genre de traduction. Il s’agit d’un échange entre l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau (PDC : 379-380) et son traducteur italien Sergio Atzeni (PDC : 377-378). Les deux textes dévoilent une conception de l’acte de traduction en tant que témoignage de respect de la différence. Chamoiseau écrit : « Nous étions d’accord pour que les langues perdent de leur orgueil et qu’elles entrent dans l’humilité des langages, des langages libres, des langages fous, des tressaillements, qui les rendent disponibles pour toutes les langues du monde. Nous étions d’accord pour qu’une traduction ne soit pas une clarification, mais qu’elle devienne la mise à disposition d’un élément de la diversité du monde dans une langue d’accueil » (PDC : 379). La traduction, plus qu’un processus automatique et transparent, est l’espace de la rencontre et du mélange des langues, où l’opacité de la différence ne se dissout pas, mais devient lisible aux yeux des autres. Les échos de cette pensée se trouvent dans plusieurs textes de l’anthologie, malgré les barrières linguistiques imposées entre les différents champs.
La lecture transversale du livre Penser la différence culturelle permet aussi de retrouver les racines de l’idée épistémologique de « Sud » dans des écrits d’Antonio Gramsci datant des années 1920 (PDC : 335-340 et 341-343), au sujet de l’oppression vécue par les populations du Sud de son pays. Les textes appartenant au champ italophone constituent les surprises parmi les plus riches de l’anthologie. En effet, l’histoire politique de l’Italie a fait de ce pays un exemple saisissant de la métaphore géopolitique Nord/Sud. Méprisée historiquement car considérée comme « arriérée » par d’autres pays d’Europe du Nord, partagée entre un Nord riche et un Sud plus pauvre, l’Italie a été le terrain de recherche de l’ethnologue Ernesto De Martino au début du XXe siècle. Dans son texte percutant de 1949 (PDC : 345-348), il avance plusieurs critiques qui seront adressées à l’anthropologie quelques décennies plus tard. L’anthropologue envisage également les mouvements de libération des peuples coloniaux ou semi-coloniaux (tels que les Italien·nes du Sud) et le rôle de l’identité et de la tradition dans ce contexte à venir.
« Moi, je suis Atlantique »
Il est impossible d’oublier qu’à l’heure actuelle, l’Italie est aussi la porte d’entrée dans l’Union européenne pour des millions de migrant·es issu·es du « Sud global ». Comme le dit Franco Cassano, « c’est dans la Méditerranée que le monde du nord-ouest rencontre le sud-est » (PDC : 355). La mer Méditerranée devient ici une métaphore de la frontière. Bien entendu, cette frontière n’est pas unique au monde. Au contraire : des lieux de rencontre, de croisement, de conflit, de contamination et de coexistence entre peuples existent partout — sur tous les continents, dans tous les pays et même dans toutes les grandes villes. Mettre la frontière au cœur de la pensée, c’est faire le choix de raconter les histoires à partir du mouvement humain, du point de vue de la différence ; c’est faire le choix de la décolonisation, pour le dire comme Walter Mignolo (PDC : 320).
La mer et la frontière sont des images géographiques récurrentes dans les discussions sur le (post) colonial. Loin de la Méditerranée, le chapitre concernant les écrits anglophones nous en livre un bel exemple avec le texte d’Epeli Hau’ofa (PDC : 65-67) au sujet de l’expérience des peuples de Polynésie et de Micronésie. La mer est aussi une figure importante dans les études au sujet de l’histoire de l’esclavage entre l’Afrique, les Amériques et l’Europe, comme le montre le classique Atlantique noir du Britannique Paul Gilroy (2010). Un autre exemple, avant la lettre, peut être trouvé dans le travail de l’historienne, militante et poétesse afro-brésilienne Beatriz Nascimento autour de la signification de l’Atlantique pour les populations américaines d’origine africaine. Je me permets de traduire ici un extrait d’un de ses poèmes : « Oh paix infinie de pouvoir faire des liens dans une histoire fragmentée. L’Afrique et l’Amérique et à nouveau l’Europe et l’Afrique. Angola. Jagas. Et les peuples du Bénin d’où ma mère est venue. Moi, je suis Atlantique »5. Une deuxième penseuse afro-brésilienne des années 1970, l’anthropologue et militante antiraciste Lélia Gonzalez6, développe pour sa part le concept de « pretoguês », l’idée d’une langue portugaise américaine et afrodescendante, archive historique des relations de genre, de race et de domination issues du trafic transatlantique entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques.
Ces deux voix lusophones auraient pu faire réverbérer dans l’Atlantique les idées présentées dans cet ouvrage au sujet de la Méditerranée et du Pacifique. Ces textes auraient également permis un dialogue « transaméricain » avec l’extrait de « Imperial Leather » d’Anne McClintock (PDC : 75-79), au sujet des relations inséparables entre colonialisme, corps et sexualité. Mais ni Beatriz Nascimento ni Lélia Gonzalés ne sont présentes (ou mentionnées) dans l’anthologie. En fait, le chapitre consacré au champ lusophone n’inclut aucun autre texte écrit par une femme non portugaise, pas plus que ne le fait la maigre liste de suggestions bibliographiques visant à approfondir la réflexion. Il apparaît ainsi que plus de la moitié des textes de ce chapitre ont été écrits par des auteur·es portugais·es, l’autre moitié étant de la plume d’auteurs africains et brésiliens.
Ce constat sur les choix éditoriaux sous-jacents à la partie lusophone de l’ouvrage pose la question plus générale des structures eurocentrées qui marquent silencieusement l’organisation du volume, lechoix des éditeur·es7, des textes et auteur·es qu’il rassemble. Un des problèmes qui résulte de ces choix est le manque manifeste de cohérence historique dans l’anthologie. Deux textes qui datent de l’époque de l’expansion coloniale ouvrent le chapitre voué aux écrits en langue portugaise : un de 1453, au sujet des explorations maritimes impériales portugaises, « La lutte contre les infidèles au-delà des îles Canaries » (Zurara, in PDC : 403-406), et le texte de 1540 de João de Barros au sujet de l’impérialisme linguistique portugais (PDC : 407-409). Or, il est impossible de ne pas interroger la place de ces textes dans une anthologie consacrée à la pensée postcoloniale et décoloniale, dont la grande majorité des écrits appartient au XXe siècle. Aucun autre chapitre ne présente des productions textuelles datant de l’époque de l’expansion coloniale de ses empires respectifs, ici nommés « champs linguistiques ». Ces deux textes portugais semblent indiquer les origines continentales du colonialisme européen, ce qui peut être compréhensible si nous gardons en tête le rôle pionnier de l’Empire lusitanien dans l’histoire de l’expansion impérialiste. Cependant, on peut être interpellé par le fait qu’aucun des autres anciens empires — tels que la France, l’Angleterre et l’Espagne — n’ait été présenté à travers des textes analogues. Ces histoires coloniales aux configurations singulières peuvent-elles vraiment toutes être subsumées à travers l’exemple portugais ? Ne serait-il pas plus intéressant, du point de vue du lectorat, d’inclure d’autres textes des mêmes époques à partir desquels établir des comparaisons ?
Les textes de Gomes Eanes de Zurara et João de Barros sont suivis par l’extrait d’un classique de la sociologie brésilienne, « Maîtres et esclaves » de Gilberto Freyre, publié en 1933. L’auteur, apôtre du lusotropicalisme — idéologie adoptée par l’État portugais salazariste afin de légitimer la colonisation portugaise continuée en Afrique — a été traduit en français dès les années 1950. Il s’agit d’un texte canonique largement lu et aussi dénoncé dans le monde lusophone pour le ton romantique des descriptions et analyses de la domination coloniale et esclavagiste de matrice portugaise. « Maîtres et esclaves » est, bien sûr, un classique et très représentatif d’un moment historique important pour la compréhension du champ lusophone. Sans dire que ce texte n’avait pas sa place dans la présente anthologie, il me semble que les éditeur·es ratent ici l’occasion de traduire des auteures encore trop peu connues en Europe et qui, mises à côté du « maître » Gilberto Freyre, auraient pu donner à voir au public francophone un débat intersectionnel fondamental, et profondément transnational. Les choix éditoriaux privilégiés pour cette partie de l’ouvrage finissent par livrer un portrait eurocentré de la pensée lusophone, oblitéré par les troubles mémoriels propres à l’ancien empire, ses mirages, projections et oublis bien décrits par Margarida Calafate Ribeiro dans le texte « La maison du navire Europe » (PDC : 457-460). Depuis le Portugal, l’auteure analyse comment, tout au long du XXe siècle, l’Europe aurait fait l’économie de la mémoire du colonialisme car celle-ci « ne semblait pas être considérée comme un élément essentiel à la construction de la démocratie. Au contraire, elle était son élément perturbateur permanent, car sur elle nous trébuchions à chaque pas… » (PDC : 460).
La francophonie bien au-delà de la France
Force est de constater que les problèmes indiqués en ce qui concerne le champ lusophone — à savoir un cadrage historique peu justifié, un point de vue discrètement eurocentré, ainsi qu’une absence notoire des voix des femmes et des féministes des pays du Sud — se retrouvent aussi, à différents degrés, dans les chapitres francophones et hispanophones.
Commençons par la partie consacrée à l’aire francophone. Il s’agit de la plus longue de l’ouvrage, comportant 21 textes – près du double du nombre de chapitres présents dans les champs hispanophone et anglophone, reconnus respectivement comme les berceaux linguistiques des théories décoloniale et postcoloniale. Dans une anthologie qui cherche à promouvoir un débat transculturel et multilingue, une telle (dis) proportion de textes originaux écrits en langue française est pour le moins troublante. En ce qui concerne les auteur·es, nous y trouvons à nouveau la minoration des voix des femmes (qui traverse tout l’ouvrage, à l’exception de la partie dévolue au champ anglophone) : seulement 4 auteures figurent parmi les 24 qui intègrent la partie vouée à la francophonie.
Dans le texte d’introduction, Martin Mégevand et Jean-Marc Moura affirment avoir fait le choix de « ne pas se limiter à des textes d’auteurs constitutifs du “canon” des études postcoloniales et d’ouvrir la sélection à des textes moins parcourus » (PDC : 117-121). Pour autant, ce sont bien les auteurs classiques qui occupent un quart du chapitre. Parmi les extraits qui ouvrent le champ francophone, nous retrouvons deux textes de Frantz Fanon (PDC : 137-140 et 157-161), deux textes de Jean-Paul Sartre (PDC : 133-135 et 153-155), auxquels s’ajoutent un texte d’Aimé Césaire (PDC : 147-151) et un autre d’Albert Memmi (PDC : 141-145). Cités transversalement par plusieurs auteur·es de différents champs linguistiques, les textes de Fanon, Césaire et Memmi dévoilent les origines francophones d’une pensée anti-coloniale et antiraciste internationale, et donnent ainsi à voir l’histoire d’une tradition « postcoloniale » d’avant-garde.
Dans le cadre de cet ouvrage, on saluera tout particulièrement la sélection d’un extrait des Damnés de la terre, de Frantz Fanon, paru en 1961. L’auteur lance ici un appel urgent aux peuples qui cherchent l’émancipation : « Donc camarades, ne payons pas de tribut à l’Europe en créant des États, des institutions et des sociétés qui s’en inspirent. L’humanité attend autre chose de nous que cette imitation caricaturale et dans l’ensemble obscène. (…) si nous voulons que l’humanité avance d’un cran, si nous voulons la porter à un niveau différent de celui où l’Europe l’a manifestée, alors, il faut inventer, il faut découvrir » (PDC : 160-161).
C’est un appel auquel font écho certain·es auteur·es des pages qui suivent. Parmi celles et ceux qui font « avancer d’un cran » les idées francophones, on signalera en particulier les contributions d’Achille Mbembe (PDC : 197-199), de Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant (PDC : 177-181), ainsi que les textes qui font la critique d’une conception impérialiste de la francophonie, comme celui de Michel Le Bris et Jean Rouaud (PDC : 207-209) et celui de Carpanin Marimoutou (PDC : 211-213). Cette critique d’une idéologie impérialiste imprimée dans les débats internes des aires linguistiques europhones est également présente dans les réflexions du portugais Eduardo Lourenço (PDC : 441-446), qui résume cette confusion entre langue et nation impériale, ainsi que l’insuffisance de ces catégories modernes pour saisir la fluidité du monde contemporain, dans l’excellente formule « saudade de l’empire perdu » (p. 445).
Avant de traverser les Pyrénées pour aborder l’aire hispanophone, il me semble pertinent d’indiquer deux silences déroutants en ce qui concerne le monde francophone hors l’hexagone. On ne peut s’empêcher en effet de remarquer l’absence criante de références — sauf par une note de bas de page dans l’article de Jean-Marc Moura (PDC : 202) — au débat vif et prolifique survenu au Québec au sujet de la francophonie. La question de la langue et des relations coloniales dans le Canada francophone a pourtant donné lieu à une production importante, dont le récent ouvrage de Dalie Giroux Parler en Amérique (2019), qui analyse la question culturelle et linguistique québécoise en tissant des liens avec la théorie postcoloniale anglophone. Par ailleurs, le livre du philosophe québecois Alain Deneault Bande de Colons. Une mauvaise conscience de classe (2020) complexifie, à la lumière des relations existant dans l’Amérique du Nord d’aujourd’hui, le drame colonial tel qu’il est envisagé par Albert Memmi dans son Portrait du colonisé (1957, in PDC : 141-145).
L’autre silence de ce chapitre concerne l’Asie. La période historique choisie (le premier texte date de 1947) exclut malheureusement les productions intellectuelles des penseurs et penseuses issu·es des colonies de l’Asie du Sud-Est. Un texte comme celui de 1925 [2012] de Hô Chi Minh, « Manifeste de l’“Union intercoloniale”, association des Indigènes de toutes les colonies », aurait pu faire pont avec les propos d’Ernesto Che Guevara (PDC : 291-294), ainsi qu’avec les textes des révolutionnaires mozambicains (PDC : 415-417), angolais (PDC : 419-21), cap-verdiens et guinéens (PDC : 427-430), traduits pour la première fois en français et inclus dans le chapitre lusophone. Donner à entendre les voix québécoises et asiatiques à un public hexagonal aurait rendu visible la multiplicité des expériences de résistance anti-coloniale qui se sont approprié la langue française comme « butin de guerre » et instrument de lutte.
Le spanglish, ou de l’importance d’entendre les voix des frontières
Bien différente du champ francophone, la partie vouée aux productions de langue espagnole assume explicitement, par la sélection des textes, le caractère militant et politisé de la pensée issue de l’Amérique latine. Le texte de 1953 de Leopoldo Zea, « L’Amérique comme conscience » (PDC : 287-290), avance par exemple une critique importante de la conception européenne (et eurocentrée) de l’universalisme. Le texte de Zea est suivi du « Discours d’Alger » de 1965 du révolutionnaire argentin Ernesto Che Guevara et du manifeste collectif argentin de 1973, « Vers une philosophie de la libération latino-américaine » (PDC : 295-298).
Or, c’est précisément à cause d’une telle reconnaissance de l’inséparabilité historique des pensées théoriques et politiques dans les Amériques latines que l’exclusion totale des perspectives féministes devient, d’autant plus, troublante. Aucun des neuf textes sélectionnés n’est signé par une femme et aucun texte écrit par une femme n’est indiqué dans la liste des suggestions de lectures complémentaires8. Comme l’élucide la penseuse argentine María Luisa Femenías (2019 : § 05) : « les groupes sociaux qui ont produit des changements progressistes dans les périodes récentes sont précisément ceux qui sont totalement invisibles pour la théorie critique eurocentrée : femmes, populations indiennes, paysan. ne. s, gays et lesbiennes, chômeur. se. s, etc. Autrement dit, le processus historique de changement s’est développé grâce à des groupes de personnes qui ne vivent pas dans les centres hégémoniques ou qui n’y appartient [sic] pas. La majorité ne parle pas (correctement) les langues coloniales ». Les personnes et communautés qui ne trouvent pas leur place dans la présente publication sont précisément celles et ceux qui « font avancer l’humanité d’un cran », pour reprendre les mots de Frantz Fanon.
La partie hispanophone de l’ouvrage passe ainsi absolument sous silence tout ce qui concerne les riches et divers mouvements féministes latino-américains et leur impact sur la pensée sociale produite dans le sous-continent. À la place, l’ouvrage choisit de donner à entendre des textes d’auteurs (blancs et hommes) installés dans des universités états-uniennes, dont la pensée circule déjà bien dans le monde universitaire européen. Or, même si la théorie de la colonialité du pouvoir et du savoir d’Aníbal Quijano (PDC : 299-310) est désormais incontournable, il me paraît insuffisant de la donner à lire sans présenter à ses côtés les réflexions de María Lugones (2019) sur la colonialité du genre, afin de dévoiler « l’importance du système du genre dans la désintégration des relations communales, des relations égalitaires, de la pensée rituelle, de la prise de décision collective, de l’autorité collective et des économies [natives] » (p. 72). Ainsi, malgré l’indéniable intérêt d’offrir à un public francophone les travaux de penseurs phares de la théorie décoloniale tels que Walter Mignolo (PDC : 317-322) et Ramón Grosfoguel (PDC : 323-326), en excluant les apports fondamentaux de la théorie et des mouvements féministes, le chapitre finit par livrer au lectorat français un portrait déformé de la pensée latino-américaine hispanophone contemporaine.
Cependant, l’effacement le plus problématique de la présente anthologie n’est pas, à mon avis, celui qui touche les féministes décoloniales académiques sud-américaines contemporaines, comme María Lugones ou María Luisa Fémenias, mais celui qui concerne les féministes radicales chicanas, intellectuelles métisses, tiraillées entre l’anglais et l’espagnol, et précurseures de la « pensée de la frontière ». Le magnifique livre de 1981 This bridge Called my Back. Writings by Radical Women of Color, dirigé par Gloria Anzaldúa et Cherríe Moraga, marque la naissance de cette pensée. Rassemblant des écrits qui mélangent l’anglais et l’espagnol, ainsi que l’autobiographie, la poésie et l’essai, le livre donne à lire des femmes migrantes, lesbiennes et racisées, qui débordent à la fois les catégories nationales (ni mexicaines ni états-uniennes), linguistiques (écrivant dans une langue « impure ») ainsi que les catégories hétéronormées, imposées par le système de genre moderne/colonial (Lugones, 2019). Il s’agit précisément de ce que le Britannique Roland Robertson (PDC : 81-86) appelle, dans la continuité de l’anthropologue Lila Abu-Lughod, les « halfies » : ces personnes qui allient en elles-mêmes plusieurs trajectoires culturelles, ethniques et de genre. Les écrivaines chicanas montrent ainsi comment l’hybridation mondiale, à l’extérieur de l’auto-narration moderne (Mignolo, in PDC : 321), est plus créolisante et créative, moins homogénéisante et prévisible, que ce que ce que « les dominants » ont tendance à croire.
La publication de This Bridge Called my Back a été suivie par la non moins brillante collection d’essais signée par Gloria Anzaldúa en 1987, Borderlands/La Frontera. The New Mestiza, où elle propose une synthèse dialectique du drame colonial par ce qu’elle appelle « la conscience de la métisse ». Anzaldúa écrit : « À un certain point de notre cheminement vers une nouvelle conscience, nous devrons quitter l’autre rive du fleuve, la déchirure entre les deux adversaires mortels étant en quelque sorte guérie, de manière à ce que nous puissions être des deux côtés à la fois, et voir à la fois avec les yeux du serpent et ceux de l’aigle. Ou peut-être déciderons-nous de nous désengager de la culture dominante, de la rayer carrément de la carte comme une cause perdue, et de traverser la frontière vers un territoire complètement nouveau et séparé. Nous pourrions aussi prendre un autre chemin. Les possibilités sont nombreuses, à partir du moment où nous décidons d’agir et non de réagir » (Anzaldúa, 2011 : § 06). La « mestiza » est donc un corps-frontière, un corps vulnérable qui manifeste les dispositifs auxquels il est soumis et met en évidence les relations d’exclusion structurelles de la postcolonie (Guénif-Souilamas, 2010). Par son écriture, Anzaldúa offre un point de vue privilégié sur les deux bords du fleuve, ainsi qu’un point de départ vers de nouveaux mondes.
De cette manière, les écrits de ces femmes latinas et chicanas donnent à voir — et à entendre — l’insuffisance d’une pensée sur la colonialité, la postcolonialité ou la mondialisation, figée dans les figures des États-nations, de leurs langues et leurs empires. En plaçant la focale sur les expériences subjectives de déplacements, d’immigrations et de métissages, elles nous livrent des témoignages et théories à la première personne au sujet d’un cosmopolitisme de résistance, de la créolisation des langues et des corps, de la traduction et de ses intraduisibles. Leur prise en compte dans le cadre de cette anthologie, aurait permis d’entrer en écho avec la proposition de l’Allemand Ottmar Ette (PDC : 253) visant à développer les « TransArea Studies », un domaine qui se concentrerait moins sur des « aires géographiques » et plus sur les routes et mouvements tracés par les sujets entre ces espaces. Il paraît désormais évident qu’une pensée de la différence culturelle, du colonial au mondial, doit prendre en compte les expériences physiques et subjectives des individus qui se déplacent et vivent à l’intérieur et aux bords de ces systèmes. Comment penser les frontières sans penser aux corps qui risquent leur vie pour les traverser ? Comment avancer au-delà des dichotomies sans entendre celles et ceux qui, chaque jour, « se font ponts » entre les entités politiques bâties par la modernité (Anzaldúa et Moraga, 1981) ?
C’est précisément sur ces points névralgiques des études postcoloniales et décoloniales — ceux de la frontière, du mouvement et des ponts — que le projet éditorial de la présente anthologie se révèle le plus insuffisant. Car, pour que le livre puisse inclure dans ses pages des voix des penseuses chicanas, par exemple, il aurait fallu bâtir des ponts, et non des murs, entre le champ hispanophone et le champ anglophone. Il aurait fallu aller au-delà du nationalisme méthodologique dans l’élaboration de la structuration des parties et la mise en relation des textes, en accueillant des productions en spanglish, en pretoguês, en québécois, en créole, etc.
Dans la partie du livre consacrée aux productions de langue anglaise, le texte d’Anne McClintock (PDC : 75-79) montre comment, bien au-delà des États-nations, des colonies et des empires, l’impérialisme ne peut pas être compris sans une théorie des rapports de pouvoir entre les genres. Or, ces réflexions ne sont pas l’apanage exclusif de la pensée anglophone, comme j’ai tâché de le montrer ci-dessus en ce qui concerne les champs lusophone et hispanophone. Néanmoins, les réflexions sur les relations de genre et le rôle du féminisme dans la critique postcoloniale ne sont indiquées que dans la partie anglophone de cette anthologie. Les textes comme celui de McClintock, mais aussi ceux des théoriciennes indiennes Chandra Talpade Mohanty (PDC : 53-57) et Gayatri Spivak (PDC : 59-63) demeurent, malheureusement, sans interlocutrices dans les cinq autres champs linguistiques présentés par l’ouvrage. Le manque de considération pour les pensées féministes existant dans les mondes lusophone, hispanophone, francophone — et aussi dans les champs italophone et germanophone — produit un effet d’exceptionnalité autour du champ anglophone. Cette anthologie en vient ainsi à reproduire l’idée fausse, mais très répandue (beaucoup trop), selon laquelle les pensées de langue anglaise seraient les plus avant-gardistes et les plus créatives, reconduisant une forme de colonialité dans les représentations de l’histoire des savoirs.
Considérations finales
Dans leur introduction à l’ouvrage, Silvia Contarini, Claire Joubert et Jean-Marc Moura prennent en compte les limites de l’organisation de la collection selon des aires linguistiques. Ils affirment : « Le nationalisme méthodologique lui-même est un cadre encore inévitable, qui reste largement à déconstruire » (PDC : 29). Comme l’affirme Carpanin Marimoutou (PDC : 212) au sujet de la relation entre la francophonie et la France, il n’est pas suffisant de libérer les langues europhones de leurs pactes exclusifs avec leurs nations d’origine ; il faut aussi libérer ces pays de leurs pactes exclusifs avec les langues nationales, de façon à donner à voir la multiplicité de langues et de sujets qui les habitent.
L’un des chemins à suivre pour y parvenir se trouve d’ailleurs peut-être indiqué au sein de cette anthologie même, dans le texte « Décoloniser les méthodologies. La recherche et les peuples indigènes » de Linda Tuhiwai Smith (PDC : 87-92). Ce texte, qu’il est urgent de traduire dans sa totalité en français, propose de produire une « contre-recherche », en d’autres termes des connaissances sur le colonisateur par les colonisé·es, une analyse du colonialisme qui part du point de vue des peuples colonisés et de leurs descendants9. Or, si le présent ouvrage donne à entendre des voix d’écrivain·es non européen·es, il ne les intègre pas dans son projet éditorial, qui reste très franco-centré. Ainsi, une des principales contributions critiques du présent ouvrage est sa capacité à nous faire envisager, en creux, d’autres anthologies possibles, cette recension offrant, à sa modeste mesure, quelques pistes alternatives. Il serait intéressant de penser à une anthologie « transaréale » qui pourrait être organisée par une équipe multi-située entre le Nord et le Sud global, en dépit des traditions nationales ou linguistiques, à partir des classifications thématiques ou historiques, par exemple. Une autre option serait celle de bâtir des ponts entre les chapitres linguistiques en utilisant des textes qui jouent avec deux langues, comme ceux de Gloria Anzaldúa et Cherríe Moraga, par exemple, ou comme le poème « Speak White »10 de l’écrivaine québécoise Michèle Lalonde. Ce serait aussi l’occasion d’accueillir des œuvres qui s’appuient sur des supports autres que la publication écrite, comme des films, des chants politiques ou des performances artistiques.
Il n’en demeure pas moins que l’anthologie Penser la différence culturelle est une œuvre à saluer, dans la mesure où elle fait l’important travail d’ouvrir les esprits à ce qui est produit ailleurs au sujet des relations géopolitiques actuelles et de leurs rapports avec notre passé colonial commun. Les silences de l’ouvrage peuvent être pris comme des invitations à aller plus loin, à aller entendre les voix de celles qui ont été injustement minorées par les regards eurocentrés.