Migrations et mises en récit mémorielles : au croisement de la préhistoire et de l’anthropologie

À propos de Michèle Baussant, Irène Dos Santos, Evelyne Ribert et Isabelle Rivoal (dir.), Migrations humaines et mises en récit mémorielles : Approches croisées en anthropologie et en préhistoire, 2015

Alain Reyniers

Citer cet article

Référence électronique

Alain Reyniers, « Migrations et mises en récit mémorielles : au croisement de la préhistoire et de l’anthropologie », Lectures anthropologiques [En ligne], 3 | 2017, mis en ligne le 16 février 2024, consulté le 01 mai 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/454

Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l’éditeur.

Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu’elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l’éditeur, le nom de la revue, l’auteur et la référence du document.

Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l’éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France.

Éditeur : Association française d’ethnologie et d’anthropologie

http://lecturesanthropologiques.fr

© Tous droits réservés

Compte rendu de Michèle Baussant, Irène Dos Santos, Evelyne Ribert et Isabelle Rivoal (dir.), 2015, Migrations humaines et mises en récit mémorielles : Approches croisées en anthropologie et en préhistoire. Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, Sociétés humaines dans l’histoire.

Si les travaux sur les migrations et la mémoire abondent aujourd’hui, très peu d’entre eux examinent les relations entre ces deux phénomènes. Le fait est paradoxal dans la mesure où les mouvements migratoires engendrent des recompositions spatiales et sociales qui débouchent fréquemment sur des formes diverses de mobilisation du passé. L’ouvrage dirigé par Michèle Baussant, Irène Dos Santos, Evelyne Ribert et Isabelle Rivoal vient, sinon combler un vide, du moins nourrir la réflexion sur les relations entre les migrations humaines et les constructions mémorielles. Il est le fruit d’un projet de recherche1 : « Migration, Material, Culture and Memory : Constructing Community in Mobile World », qui a associé la Maison Archéologie & Ethnologie, René Ginouvès à Nanterre et l’université de Chicago entre 2010 et 2013. Quatorze contributions mobilisant différentes disciplines et accompagnées d’une très riche bibliographie sont construites autour de trois axes transversaux : les récits institutionnels sur les migrations, les mises en récit publiques des expériences migratoires, le vécu immédiat de la migration comme séquence biographique.

L’ouvrage offre incontestablement une mine d’informations qui portent sur un nombre appréciable de groupes humains et permettent de préciser ce que recouvrent les termes « migration » et « mémoire » selon les expériences vécues. Cette diversité est d’ailleurs quelque peu déroutante, tant les situations explorées le sont minutieusement et souvent avec force détails qui pourraient étourdir les non-spécialistes. Néanmoins, une fois entré dans les textes, c’est finalement leur aspect captivant qui l’emporte et l’on ressort de leur lecture avec la conviction d’avoir approché des expériences humaines fortes et d’en avoir appris quelque chose. Mais l’enjeu déclaré de l’ouvrage était d’établir un dialogue entre préhistoire et anthropologie, entre deux façons de réfléchir sur les phénomènes de mobilité, à partir de traces matérielles ou d’observations et de mises en récits mémorielles. Que peut-on dire à ce sujet ? Après avoir passé en revue l’ensemble des chapitres, nous tenterons une réponse en mettant l’accent sur les méthodes employées et sur l’approche conceptuelle.

Migrations et mises en récit institutionnelles

La première partie de l’ouvrage se décline en quatre chapitres. Le premier, rédigé en anglais par Irial Glynn et J. Olaf Kleist (p. 37-58), aborde le croisement des études migratoires et mémorielles dans une perspective comparative entre la tradition anglo-saxonne multiculturelle et l’approche européenne continentale. Aux États-Unis comme en Australie, les mémoires liées aux migrations successives sont perçues comme autant de témoignages de l’hétérogénéité des référents. Elles sont incorporées à la mémoire nationale, mises en musée, institutionnalisées, mais sans pour autant favoriser l’intégration effective de tous les migrants porteurs de ces mémoires. À l’inverse, dans la plupart des États européens, la perspective est soit l’exclusion, soit l’intégration — voire l’assimilation — des migrants à l’ensemble national. L’hétérogénéité culturelle n’y est pas valorisée et la mémoire des migrants est négligée. Dès la fin des années 1950, plusieurs travaux publiés en langue française évoquent les liens entre la mémoire des origines et la migration sur le modèle du syncrétisme religieux de Bastide (1970), fait de bribes recombinées. Les travaux en langue anglaise insistent plutôt sur l’hybridité des configurations mémorielles des migrants évoluant entre deux cultures de référence. Dans ce contexte, Wolfgang Welsch (1999) ouvre d’intéressantes perspectives de recherche avec son concept de mémoire transculturelle qui se déploie et se recompose, au-delà de frontières nationales trop rigides, en offrant aux migrants des possibilités d’affiliation aussi bien locales que cosmopolites (p. 47). On l’aura compris, cette comparaison entre les approches anglo-saxonne et européenne continentale pose sans détour la question des représentations et de leur contribution déterminante tant à l’élaboration des récits institutionnels qu’à la recherche.

Les trois chapitres suivants montrent tout l’intérêt des démarches pluridisciplinaires pour l’étude des phénomènes migratoires. Ils soulignent aussi que les enjeux politiques et mémoriels contemporains ont parfois une influence directe sur le choix des investigations scientifiques comme sur l’élaboration des récits institutionnels. Catherine Perlès (p. 59-92) aborde la question à partir du cas de la néolithisation de l’Europe de l’Est et du Sud. La recherche en préhistoire, nous rappelle l’auteure, est fondée sur l’étude des transformations de la culture matérielle, habituellement interprétées selon deux paradigmes : un processus interne de diversification et des migrations. Le paradigme migrationniste a été violemment rejeté dans le contexte de la décolonisation. Aujourd’hui, il réapparaît avec le concept de « diffusion démique » qui fait référence au déplacement continu de groupes restreints. L’étude scientifique de la diffusion du Néolithique en Europe montre qu’il est très difficile d’envisager celle-ci sous la seule forme d’un développement local autonome sans tenir compte de mouvements migratoires attestés tant par l’archéologie que par la génétique et la linguistique. Le croisement des données issues de ces disciplines montre la multiplicité et la complexité des processus de néolithisation étudiés, en insistant notamment sur les échanges entre des groupes d’origine proche-orientale et les populations autochtones. Bien qu’ils soient de mieux en mieux cernés, les mouvements de populations qui ont contribué aux transformations socio-économiques de la région sont surtout retenus pour « rendre compte de la distribution, dans le temps et dans l’espace, de vestiges archéologiques, de gènes ou de langues » (p. 79). Mais ces mouvements ne font guère l’objet d’investigations pour eux-mêmes.

Augustin F. C. Holl (p. 93-115) aborde quant à lui le dossier de l’expansion bantoue en Afrique. Celle-ci est attestée par la proximité entre plus de mille langues réparties entre l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique australe. Longtemps a prévalu l’idée que cette répartition était liée à la migration rapide et récente d’une population originaire de la vallée de la Bénoué2 qui pratiquait l’agriculture et la métallurgie du fer. Cette population aurait vraisemblablement contourné la forêt équatoriale humide, partie par le Nord et l’Est, partie par l’Ouest, avant de converger plus au sud dans une zone de savane. En prenant appui sur cette reconstruction du passé fondée sur la linguistique, les archéologues ont élaboré des scénarios de peuplement du sous-continent africain qui ont, à leur tour, inspiré les linguistes. Une approche épistémologique novatrice : le modèle des ondes de propagation3, la génétique des populations et l’étude des dynamiques environnementales permettent peu à peu de reconsidérer l’expansion des locuteurs des langues bantoues. C’est ainsi qu’apparaît un processus de diffusion démique mettant en scène des petits groupes d’agriculteurs pratiquant la culture itinérante sur brûlis. Ceux-ci auraient choisi de s’établir dans les espaces herbeux des savanes puis dans les espaces interstitiels ouverts dans la forêt équatoriale humide lors de crises climatiques aujourd’hui bien attestées, absorbant au passage nombre de femmes venant des collectivités de chasseurs-cueilleurs rencontrés.

À l’occasion d’une exposition au musée du Quai Branly, consacrée en 2011 au phénomène Lapita, Rémy Hadad (p. 117-145) revient dans le chapitre suivant sur l’enjeu politique des reconfigurations mémorielles et identitaires. Le terme Lapita désigne d’abord une tradition céramique apparue peu après 1500 avant l’ère commune au nord de la Nouvelle-Guinée, avant de s’étendre en Océanie puis en Polynésie occidentale. Il a ensuite servi à définir comme « culture archéologique » ou « complexe culturel » l’ensemble archéologique marqué par ces poteries, en association avec d’autres éléments tirés de la production matérielle et de pratiques économiques identifiées archéologiquement. La relative imprécision du terme « culture » a permis plus récemment de l’associer à une culture spécifique, mélanésienne, présentée comme essentiellement migrante et colonisatrice. Un processus d’essentialisation établit ainsi une passerelle entre des territoires océaniens et de servir un projet politique d’émancipation.

Mises en récit publiques des migrations et expériences migratoires

Dans quelle mesure l’instrumentalisation du passé peut-elle avoir des effets sur les représentations individuelles ? Cinq chapitres sont consacrés à cette question dans la seconde partie de l’ouvrage qui porte sur les mises en récit publiques de l’expérience migratoire. Katiana Le Mentec (p.149-182) entreprend une analyse des discours engendrés par le déplacement forcé de centaines de milliers de familles suite à la construction du barrage des Trois Gorges, dans la province chinoise du Hubei. Deux mémoires divergentes sont mises en exergue : celle des autorités chinoises s’articule autour du concept de « culture de la migration » et permet d’évoquer des départs et des relocalisations somme toute paisibles de gens dont les familles auraient intégré depuis des générations l’expérience migratoire et l’auraient banalisée. À l’inverse, la mémoire des déplacés pointe plutôt les déchirements familiaux et les difficultés de leur insertion dans les endroits où ils doivent s’implanter, compare à demi-mot la montée des eaux provoquée par le barrage et les conséquences dramatiques de la Révolution culturelle. Bien qu’ils évoquent le passé pour s’exprimer sur les déplacements récents de population, les uns et les autres ne mobilisent pas les mêmes repères mémoriels. Dans le chapitre suivant, Brett Le Saint (p.183-201) se penche sur les récits de retour d’anciens réfugiés laotiens et de leurs descendants. Ces derniers sont marqués par la rupture liée à leur fuite du Laos et par la difficulté de leur insertion en France, souvent aussi par le discrédit dont ils sont l’objet de la part des parents restés au pays. La transmission de ce vécu à leurs enfants est fragmentaire. Aussi, les descendants de ces réfugiés qui retournent au Laos aujourd’hui voient-ils les choses autrement, tentent de se réapproprier leur passé familial et d’inscrire celui-ci dans un projet qui leur soit propre.

Audrey Célestine (p.203-223) étudie quant à elle les récits du passé au regard des enjeux du présent pour les organisations portoricaines de New York, à partir d’archives et de la mémoire de deux militantes. Durant la seconde moitié du XXe siècle, ces associations ont joué un grand rôle auprès des autorités politiques locales et des bailleurs de fonds dans la construction d’une identité collective portoricaine forte, tout en ancrant celle-ci dans l’espace public new-yorkais. Un récent déclin démographique menace cet acquis et pousse les associations à se présenter de manière unifiée, passant les divisions anciennes en partie sous silence, tout en insistant sur leur capacité à représenter les autres minorités hispaniques. Les leaders, qui ont marqué dans le passé ces organisations portoricaines par leur action collective, sont mis en avant comme autant de personnalités qui ont ouvert la voie aux autres minorités de la ville. Dans un tout autre cadre, Élisabeth Rossé (p. 225-248) traite de l’irruption récente d’une nouvelle catégorie d’esprits dans la région de Tandroy, au sud de Madagascar ; une région pauvre, marquée par une forte émigration vers les principales villes du pays. Les esprits habituellement évoqués dans les rites de possession sont soit ancestraux, soit liés à l’environnement naturel. Or, des esprits nouveaux, venus du nord, apparaissent dès 1973 : les doany (mot qui désigne en pays sakalava les demeures royales où sont conservées les reliques auxquelles sont liés le pouvoir et sa transmission). Nouant un dialogue avec les esprits endémiques, cohabitant avec eux au sein d’une même personne, mettant en scène les différents clivages culturels au sein de la société malgache (campagne et ville, modernité et tradition), ils renvoient à des pans d’histoire parfois refoulés, liés au passé colonial de l’île et aux conflits sociaux qu’il a engendrés. Les rituels de possession qui les mettent en scène exprimeraient bien une mémoire dont la réalité narrative est parfois absente.

Dans le chapitre suivant, dernier de cette seconde partie, Thomas Lacroix (p. 249-271) aborde la question de la mémoire en contexte diasporique et propose une distinction entre mémoire exilique et mémoire diasporique. Ses réflexions reposent sur des entretiens réalisés avec des acteurs associatifs polonais et marocains. La mémoire de l’exil en contexte diasporique est, selon l’auteur, une représentation collectivement partagée des conditions traumatiques qui ont présidé à la dispersion du groupe. Telle est la mémoire juive et, dans le cadre de la réflexion, celle des réfugiés polonais de la seconde guerre mondiale en Grande-Bretagne. La mémoire exilique se transmet de génération en génération et maintient un lien qualifié de fantasmatique avec le pays d’origine. Toute autre est la mémoire diasporique approchée au contact de militants de gauche marocains en France et définie comme étant le produit de trajectoires migratoires collectives. Elle serait l’expression d’une historicité propre de la diaspora qui s’écrit au hasard des installations ici ou là et des retours éventuels, sans n’être jamais institutionnalisée. Dans le cas concret de l’étude, la mémoire diasporique marocaine se serait édifiée en rupture avec un espace-temps nationaliste, tout en intégrant la mémoire des luttes passées à une histoire immigrée plus large.

Vécu migratoire et séquence biographique

Avec la troisième partie de l’ouvrage portant sur la migration comme séquence biographique, nous sommes au plus près des individus qui vivent l’expérience migratoire au quotidien. Cinq contributions interrogent les modalités d’inscription des flux circulatoires dans le temps, cernent le rythme des déplacements, la signification des étapes, le rôle de la mémoire dans la réalisation des parcours, la répétition des formes de mobilité et la transmission des expériences migratoires. Muriel Champy (p.275-293) propose une contribution sur deux générations de Burkinabés qui ont quitté leur village pour « se chercher en brousse » et réussir. Partir, c’est tourner le dos aux modalités habituelles d’une réussite valorisée socialement qui consiste à accroître son réseau de dépendants et d’alliés au sein de la communauté. Revenir ne se conçoit que si l’on est parvenu à s’enrichir et à en faire profiter le réseau familial afin d’accroître son capital social. Dans ce cas, seul compte l’argent ramené au village. Le silence s’impose sur les conditions de la vie en migration et la mémoire de l’expérience migratoire ne se fait pas. À la première génération, les hommes sont partis travailler en Côte d’Ivoire, suivant en cela une tradition migratoire ancienne. Les jeunes ont suivi. Certains parmi ces derniers rejoignent en ville les enfants des rues. Pour l’auteure, ils « constituent une catégorie particulière de migrants, caractérisés par leur jeune âge et par un mode de vie urbaine précaire teinté d’illégalité » (p.289). Il leur arrive de revenir comme pourvoyeurs de ressources, suivant en cela le modèle de la génération précédente. Eux aussi gardent le silence sur leur vécu à la ville, contribuant ainsi à maintenir le mythe de la solidarité familiale et communautaire, sans référence à une mémoire partagée.

Norah Benarrosh-Orsoni (p.295-324) décrit quant à elle les formes de circulation et de mobilité d’un groupe de Roms roumains qui entreprennent des migrations pendulaires entre Arad, en Roumanie, et la ville de Montreuil en région parisienne. Les déplacements en microbus entre ces deux lieux d’ancrage sont habituels et constituent un prolongement de la vie courante. Le voyage est caractérisé par l’improvisation, la flexibilité, l’adaptation aux circonstances, le partage. Il offre une occasion de rencontre et de reconnaissance identitaire. Le temps du voyage est constitutif d’une sociabilité commune et les étapes sont vécues comme autant d’espaces carrefours. Une culture de la mobilité se déploie ainsi au quotidien, dans le temps présent, sans référence à une quelconque mémoire des circulations passées.

Dans le chapitre suivant, Azita Bathaïe (p.325-342) aborde la question du genre dans les récits migratoires de deux familles afghanes qui se sont installées à Mashhad, une ville de pèlerinage importante en Iran. Les hommes inscrivent surtout leur venue et leur installation dans le cadre historique plus large des déplacements pèlerins et commerciaux dans la région. Ils situent leur expérience migratoire dans un continuum. Les femmes, en revanche, parlent plutôt d’un déplacement forcé, lié aux bouleversements historiques en Afghanistan et à leurs conséquences sur le plan familial. En Iran, elles ont vécu des ruptures fortes en bénéficiant de l’alphabétisation, de la contraception, de l’immersion dans une culture urbaine et de ressources économiques nouvelles. La contribution de Frédérique Fogel (p. 343-367) porte sur une tout autre réalité, celle d’une famille indienne en attente de régularisation à Paris. À la rupture spatiale consécutive à la migration hors du pays s’ajoute une rupture temporelle liée au rythme des décisions administratives qui poussent les membres de la famille à ne plus vivre que dans le présent, dans un périmètre d’action limité par leur non-statut. L’expérience qui en résulte est difficilement partageable avec les proches restés en Inde. Le dernier chapitre, enfin, traite des différentes expressions narratives de l’expérience migratoire d’un étudiant sahélien en URSS avant l’effondrement de 1991. Ce faisant, Michèle Leclerc-Olive (p.369-395) convie le lecteur à s’interroger sur les figures du temps et à prendre de la distance par rapport à ce qu’elle nomme des « épistémologies sédentaires ». Nous comprenons alors que l’expérience migratoire relève plus « d’une ontologie d’événements que d’un temps linéaire préexistant aux événements eux-mêmes, où ils auraient à trouver une inscription ponctuelle ou segmentaire » (p. 392).

Pour une approche nouvelle de la mise en récit mémorielle

Les chapitres qui portent sur la préhistoire mettent tous en avant l’apport essentiel des investigations pluridisciplinaires. Les approches linguistiques et archéologiques classiques ne suffisent plus, à elles seules, pour obtenir une vision fine des migrations préhistoriques. Aujourd’hui, les apports majeurs de la génétique et des études environnementales sont incontournables et renouvellent les hypothèses les plus crédibles sur les déplacements humains et les interactions entre populations. De leur côté, les auteurs qui proposent une approche anthropologique recourent principalement à des enquêtes ethnographiques. Le matériel recueilli est d’une tout aussi grande qualité. Préhistoriens et anthropologues ne travaillent ni sur les mêmes populations ni sur les mêmes types de temporalité. Les premiers peuvent faire référence aux travaux des seconds pour émettre des hypothèses sur la manière de vivre des premiers hommes. Les seconds peuvent compléter leur connaissance des groupes qu’ils étudient par le savoir issu d’autres disciplines. Mais il serait pour le moins imprudent de généraliser à l’ensemble des premiers humains les relations de genre décelées dans un groupe actuel. De même, le recours à la linguistique, à l’archéologie, ou aux analyses génétiques, pour tout intéressant qu’il puisse être, ne peut se faire de manière routinière ni sans de solides précautions éthiques4. Pour comprendre, prenons le cas des Roms auprès de qui nous avons mené plusieurs longues enquêtes ethnographiques et réalisé divers travaux de synthèse (Reyniers 1994 ; 2016). Si l’histoire et l’ethnographie permettent de saisir leurs mouvements migratoires depuis le XIIe siècle en Europe, c’est essentiellement la linguistique qui a permis d’établir que leurs ancêtres venaient du nord de l’Inde (Asséo 1994, Coquio et al. 2014 et Frazer 1992). Mais eux-mêmes ne font pas grand cas de cette origine et mettent plutôt en avant leur insertion locale. Des recherches anthropométriques attestent elles aussi de leur proximité avec certaines populations indiennes. Mais des études similaires ont contribué à les identifier, à les contrôler, à les exclure et à les détruire à plusieurs reprises, notamment au cours de la Seconde Guerre mondiale. Le nomadisme qui les a longtemps caractérisés reste souvent perçu comme leur caractéristique principale alors que la majorité d’entre eux est sédentarisée depuis des siècles. Bref, les Roms sont tantôt essentialisés en tant que minorité ethnique spécifique, tantôt réduits à l’état d’exclus, étrangers aux sociétés dans lesquelles ils vivent. Dans cette affaire, les Roms qui vivent concrètement des situations très diversifiées risquent fort d’être appréhendés pour ce qu’ils ne sont pas et d’en être finalement les victimes. L’intérêt d’approfondir nos connaissances sur la question de leur origine au moyen d’études pluridisciplinaires est légitime, mais pas à n’importe quel prix sur les plans intellectuel et éthique.

La première contribution à l’ouvrage invite, nous l’avons déjà signalé, à nous méfier de nos représentations et de leur impact sur les postulats à partir desquels sont édifiées nos recherches. C’est ce qui nous incite à revenir sur le concept de migration et, plus particulièrement, sur celui de mémoire. Les migrations dont il est fait état dans l’ouvrage renvoient à des réalités spatio-temporelles multiples. Celles qui sont décrites dans la première partie de l’ouvrage relèvent de reconstitutions et se sont déroulées dans un passé fort lointain. Les autres, beaucoup plus récentes, voire toujours en cours, sont étudiées au contact d’acteurs pour la plupart encore en vie. S’agit-il vraiment de réalités comparables ? L’utilisation d’un même terme pour les désigner ne pousse-t-elle pas à l’amalgame ? Toutes les contributions témoignent certainement de la mobilité des groupes humains. Mais, les déplacements démiques de locuteurs bantous sont-ils comparables aux mouvements pendulaires des Roms entre Arad et Montreuil ou à l’arrivée d’émigrés portoricains à New York ? Certes, l’ouvrage ne le prétend pas. Il se présente plutôt comme une participation richement documentée à l’entreprise de connaissance des déplacements humains et des changements qu’ils induisent, « à un niveau individuel et collectif, dans le rapport au passé, au présent et à l’avenir » (p. 27). Mais il ne met pas les chapitres en débat, n’offre aucune conclusion et ne propose pas non plus des perspectives de recherche précises à partir des analyses publiées.

Partant de cela, comment peut-on aborder la question de la mémoire ? L’œuvre d’Halbwachs (1950) est incontournable et sert de référence à la plupart des travaux sur la mémoire et la mise en récit mémorielle. Parmi ceux-ci, citons ceux de Baussant (2002), Candau (2005) et Chivallon (2013). Mais la mémoire dont il est question là est liée à un rapport explicite au passé. Elle est linéaire, susceptible d’être mise en texte, caractéristique des sociétés de l’écriture et, pour tout dire, sédentaire. Dans les deuxième et troisième parties de l’ouvrage, c’est le type de mémoire dont témoignent, par exemple, les migrants laotiens, portoricains, polonais et les épouses afghanes qui se réfèrent à une origine, à un point de départ. Mais, il y a d’autres manières de faire mémoire. Leroi-Gourhan (1964 : 155 et suivantes) et Goody (1994), cités dans l’introduction du livre (p. 13), l’un avec sa discussion sur les espaces itinérants des nomades chasseurs-cueilleurs et rayonnants des agriculteurs sédentaires, l’autre avec sa raison graphique, nous entretiennent sur la diversité des représentations humaines et nous font comprendre que celle-ci est liée, notamment, à la singularité des cultures. D’autres formes de mémoire existent et adoptent une mise en récit éloignée de celle à laquelle nous a habitués l’écriture. C’est, dans l’ouvrage, le vécu tout en souplesse au temps présent des Roms qui circulent en Europe, celui obligé de la famille indienne en France, le non-dit des enfants burkinabés qui s’avèrent rééditer celui de leurs parents, la temporalité fragmentée de l’étudiant sahélien en ex-URSS, ou encore l’expression rituelle d’une mémoire non dite à Madagascar. Mais ce sont aussi, par exemple, les supports mnémoniques repérés en Amérique du Sud et en Océanie par Carlo Severi (2007) qui expriment selon cet auteur des opérations mentales mémorielles des peuples sans écriture.

Dans tous ces cas apparaît une mémoire qui ne se décline pas dans la longue durée en référence explicite au passé, mais qui se déploie au gré des circonstances, chaotique, segmentaire, qui s’adapte et se transforme de manière dynamique. Il s’agit bien d’une forme originale de mobilisation du passé, différente de celle de la tradition écrite, qui se vit et se visualise, sans se présenter nécessairement comme telle. Il reste à la théoriser et, à ce titre, l’ouvrage qui nous la rend tangible sans pour autant la particulariser est une invitation à s’y engager.

1 Financé dans le cadre du Partner University Fund, https://www.france-science.org/PUF-Partner-University-Fund, 2062.html

2  Zone frontalière entre le Nigéria et le Cameroun.

3 Ce modèle admet l’hybridation et une origine multiple des nouvelles langues.

4 La question du rapport entre l’éthique et l’anthropologie est ancienne et abordée de différentes façons par les auteurs (Bonte 1991 et Hermesse et

Asséo Henriette, 1994, Les Tsiganes. Une destinée européenne. Paris, Gallimard, Découvertes.

Bastide Roger, 1970, « Mémoire collective et sociologie du bricolage », L’Année Sociologique, vol. 21, p. 65-108.

Baussant Michèle, 2002, Pieds-noirs : mémoires d’exils. Paris, Stock, Un ordre d’idées.

Bonte Pierre, 1991, « Questions d’éthique en anthropologie », Sociétés contemporaines, vol. 7, n° 1, p. 73-85.

Candau Joël, 2005, Anthropologie de la mémoire. Paris, Armand Colin, Cursus Sociologie.

Chivallon Christine, 2013, L’esclavage, du souvenir à la mémoire : Contribution à une anthropologie de la Caraïbe. Paris, Karthala, Esclavages.

Coquio Catherine et Poueyto Jean-Luc (dir.), 2014, Roms, Tsiganes, Nomades. Un malentendu européen. Paris, Karthala, Hommes et sociétés.

Frazer Angus, 1992, The Gypsies. Oxford UK/Cambridge USA, Blackwell.

Goody Jack, 1994, Entre l’oralité et l’écriture. Paris, PUF, Ethnologies.

Halbwachs Maurice, 1950, Les cadres sociaux de la mémoire. Paris, PUF.

Hermesse Julie, Singleton Michael et Vuillemenot Anne-Marie (dir.), 2012, Implications et explorations éthiques en anthropologie. Louvain-la-Neuve/Paris, Academia-L’Harmattan, Investigations d’anthropologie prospective.

Leroi-Gourhan André, 1964, Le Geste et la Parole II — Mémoires et rythmes. Paris, Albin Michel, Sciences d’aujourd’hui.

Reyniers Alain, 1994, « Le rôle de la parenté dans la formation d’une communauté manouche », Études Tsiganes : Jeux, tours et manèges. Une ethnologie des Tsiganes, n° 30, 2, p. 139-168.

Reyniers Alain, 2016, « Mouvements migratoires et circulation des Roms roumains en Europe », Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 32, n° 1, p. 19-34.

Severi Carlo, 2007, Le principe de la chimère. Une anthropologie de la mémoire. Paris, Éditions Rue d’Ulm-Presses de l’École normale supérieure.

Welsch Wolfgang, 1999, « Transculturality – the Puzzling Form of Cultures Today », in Mike Featherstone et Scott Lash (dir.), Spaces of Culture: city, nation, world. Londres, Sage, p. 194-213.

1 Financé dans le cadre du Partner University Fund, https://www.france-science.org/PUF-Partner-University-Fund, 2062.html

2  Zone frontalière entre le Nigéria et le Cameroun.

3 Ce modèle admet l’hybridation et une origine multiple des nouvelles langues.

4 La question du rapport entre l’éthique et l’anthropologie est ancienne et abordée de différentes façons par les auteurs (Bonte 1991 et Hermesse et al. 2012).

Alain Reyniers

Alain Reyniers est anthropologue, professeur émérite, invité à l’université catholique de Louvain (Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur les Cultures et les Arts en Mouvement, Laboratoire d’anthropologie prospective) et directeur scientifique de la revue Études tsiganes à Paris. Ses enseignements passés et actuels portent sur l’anthropologie de la mobilité, l’anthropologie de la mémoire et la communication interculturelle. Ses recherches concernent plus particulièrement les migrations des populations tsiganes (Roms et Manouches), les différentes formes de mobilité qu’elles déploient et les enjeux culturels auxquels elles font face aujourd’hui. Il a également travaillé sur deux lieux de mémoire majeurs, Carthage et Waterloo.