À propos du colloque « Animalement nôtre. Humains et animaux aujourd’hui », Paris, 2-3 décembre 2016

Magali De Ruyter

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Magali De Ruyter, « À propos du colloque « Animalement nôtre. Humains et animaux aujourd’hui », Paris, 2-3 décembre 2016 », Lectures anthropologiques [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 12 février 2024, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/417

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Recension du colloque « Animalement nôtre. Humains et animaux aujourd’hui » (Paris, 2-3 décembre 2016)

Si les relations humains/animaux font l’objet de questionnements anciens, force est de constater qu’elles suscitent actuellement un regain d’engouement : les colloques et publications scientifiques se multiplient, tandis que les médias dévoilent régulièrement des pratiques agro-alimentaires qu’une large partie de l’opinion publique juge « inhumaines ». L’actualité française de la relation humains/animaux est également marquée au plan juridique par une modification du Code civil, faisant des animaux non plus des biens meubles, mais des « êtres vivants doués de sensibilité ».

C’est dans ce contexte que s’est tenu le colloque Animalement nôtre1, organisé les 2 et 3 décembre 2016 par le service développement culturel de la bibliothèque publique d’information (BPI) du centre Pompidou. Il s’inscrivait dans la ligne politique du centre, qui vise à décloisonner les genres artistiques et plus largement culturels, ainsi que les domaines de connaissance, et à les ouvrir à un large public : ici, des chercheurs, des personnes d’horizons variés intéressées à divers degrés par la cause animale, mais aussi des curieux de passage, visiteurs alertés par les annonces répétées diffusées à travers le bâtiment pendant toute la durée du colloque. En convoquant philosophes, sociologues, anthropologues, historiens, éthologistes, juristes, littéraires, écrivains, journalistes, directeurs de revues, militants, cinéastes et artistes, le colloque Animalement nôtre entendait faire un point interdisciplinaire sur les relations entre humains et animaux aujourd’hui. Si certaines interventions se sont positionnées à une échelle globale, la plupart d’entre elles ont considéré le cadre français des relations humains/animaux. Les différents intervenants ont replacé ces relations dans leur cadre historique, ont appréhendé selon de multiples perspectives le statut des seconds dans la société des premiers, se sont interrogés sur « notre réelle capacité à prendre en compte le point de vue animal et en quoi [ce dernier] éprouve-t-il notre humanité » (extrait du programme).

Un cadre épistémologique au sein duquel appréhender les relations humains/animaux a d’abord été proposé par Elisabeth de Fontenay en ouverture du colloque. La philosophe, en effet, a fondé le propos de sa conférence inaugurale sur l’articulation entre deux conceptions opposées de l’être humain : celle d’une part, englobant l’humain au sein du monde animal — référence à la théorie synthétique de l’évolution ou néodarwinisme2 — et celle d’autre part, considérant inversement l’humain comme « exception », comme « accident épigénétique de l’évolution ». Entre ces deux pôles, la palette des manières dont les individus et les groupes envisagent les humains, les animaux et leurs relations est variée, du refus de penser l’« animal humain » (position d’E. de Fontenay) à la reconnaissance des animaux (ou au moins certains d’entre eux) comme « personnes non humaines ».

La présente restitution du colloque Animalement nôtre constitue l’une des lectures possibles de l’événement3. Elle retient les questions socio-anthropologiques qui l’ont parcouru autour des notions d’humanité, d’animalité et de leur mise à l’épreuve4. Proposant une lecture anthropologique d’un colloque interdisciplinaire à visée généraliste (faire le point sur les relations humains/animaux aujourd’hui), cette recension fait écho à l’introduction du dossier thématique du présent numéro de Lectures anthropologiques.

Ni biens ni personnes

En ne considérant plus les animaux du point de vue de leur seule utilité pour les humains (biens meubles), mais en leur accordant une qualité d’individu, de sujet doué de sensibilité, la récente modification de l’article 515-14 du Code civil, en date du 16 février 2015, constitue un tournant historique dans les relations humains/animaux. Cet article de loi offre en effet la possibilité de changements sociaux capitaux, dans les domaines de l’industrie agro-alimentaire, l’expérimentation animale, la mode, le divertissement humain, et plus généralement en ce qui concerne les représentations humaines de l’animal. La philosophe Florence Burgat met d’ailleurs en évidence le conditionnement par le droit de nos représentations des animaux, en donnant l’exemple actuel du non-comptage de ces derniers dans les victimes d’accidents, bien que personne en réalité ne considère les animaux comme des objets inanimés.

Pourtant, cette modification a priori fondamentale n’a jusqu’à présent pas été suivie d’effets majeurs. C’est que, comme le précisent F. Burgat et le juriste Jean-Pierre Marguénaud, de tels effets sont niés par la suite de l’article de loi : « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens. » Autrement dit, si les animaux ne sont plus des biens, ils demeurent actuellement traités comme tels. La mesure, en définitive, n’en serait donc pas vraiment une.

J.-P. Marguénaud se veut néanmoins optimiste. Cette modification du Code civil, tout d’abord, a eu comme effet de porter sur la place publique le débat sur la condition animale. Ainsi, Audrey Garric, journaliste au Monde, observe une évolution dans le traitement médiatique de la question, devenue centrale et légitime. À partir de 2015 également, l’association L214 médiatise des vidéos-chocs prises clandestinement dans des abattoirs. Dénonçant les dérives de l’industrie agroalimentaire et la maltraitance animale, ces vidéos provoquent l’indignation d’une partie de l’opinion publique et suscitent régulièrement la discussion à l’échelle nationale. Au plan judiciaire d’abord, des procès s’ouvrent à l’encontre d’exploitants et employés d’abattoirs, des commissions d’enquête sont sollicitées sur les conditions d’abattage et sont aussi en projet sur la cause animale et ses défenseurs. En réaction également, les différentes enseignes de grande distribution élaborent de nouvelles gammes de plats végétariens et végétaliens. Si elles le font davantage par souci économique a priori, ce sont bien les dimensions éthique, morale et sanitaire qui sont mises en avant dans les campagnes publicitaires associées. À l’inverse, l’association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes Interbev organise des séances de promotion de l’alimentation carnée dans les écoles primaires. Le débat s’invite aussi en politique. Sur internet en effet, un élu lance une pétition en faveur d’une alternative végétarienne systématique dans toutes les cantines publiques, avec l’intention d’aboutir à une proposition de loi. En outre, un parti animaliste est créé en novembre 2016. Il prévoit de présenter des candidats aux élections législatives de 2017. Parallèlement, comme le remarque Marco Dell’Omodarme, la communauté scientifique, principalement étrangère, commence à discuter la place des animaux dans l’alimentation et tend elle aussi à se prononcer en faveur d’une alimentation différente.

J.-P. Marguénaud attire ensuite l’attention sur un autre apport de la modification de loi : la révolution de l’article 515-14 concernerait moins son contenu, déjà présent dans le code rural (article L214-1), que son inscription dans le Code civil. Celle-ci constituerait en effet un levier vers l’intégration des animaux dans la catégorie des personnes (personnes non-humaines). Certains politiques, opposés à cette perspective, prépareraient déjà l’abrogation de l’article 515-14. Ni personnes ni choses, les animaux en France sont actuellement les victimes d’une aporie juridique, le droit ne reconnaissant que ces deux catégories. Faut-il créer une catégorie intermédiaire ? Ainsi, F. Burgat s’interroge : « Que manque-t-il à ces individus pour être traités aussi dramatiquement ? »

La philosophe poursuit sur l’absence de considération des animaux pour eux-mêmes en soulignant les différences de traitement qui leur sont infligés selon l’usage que les humains en font (lapins de consommation, de compagnie, de laboratoire). La conception de l’animal comme ressource pour l’humain, au détriment de sa qualité d’être vivant en propre ou encore de sa relation avec l’humain, est également mise en évidence par l’éthologiste Xavier Boivin dans le cas de l’élevage de « vaches à viande ». En effet, explique-t-il, si la construction d’une relation entre le bétail et l’éleveur est recherchée par ce dernier au moment de son engagement dans la profession, elle est également et avant tout une stratégie nécessaire à la sécurité au sein de l’entreprise, mais aussi un aspect de l’élevage qu’il est possible de supprimer lorsque le temps fait défaut. 

Reprenant l’expression au juriste Gary Francione, le philosophe Étienne Bimbenet qualifie cette ambiguïté de notre rapport actuel à l’animal de « schizophrénie morale ». Elle oscille selon lui entre l’éducation de l’enfant favorisant une certaine proximité avec l’animal — au sein de laquelle la forte anthropomorphisation de ce dernier (dans les jouets, la littérature enfantine) tend volontairement à réduire sa distance avec l’humain, de sorte à provoquer identification et empathie — et la production d’une « industrialisation honteuse » ôtant tout respect de l’individu animal. Ainsi l’animal appartient-il à deux mondes humains. É. Bimbenet plaide à son tour pour le respect des animaux « en vérité et non à notre image », pour le respect « dans la distance et l’étrangeté ». Nous n’avons de cesse de chercher le propre de l’homme : quid du propre de l’animal ?

L’interrogation du philosophe invite en somme à une opération bien connue des anthropologues, à savoir celle du décentrement du regard, systématisée par Claude Lévi-Strauss. C’est ce à quoi invitent, à mon sens, les trois interventions suivantes, qui proposent chacune à leur manière une relecture d’événements selon une perspective originale.

Décentrer le regard : trois études de cas d’interactions humains/animaux

D’abord, l’anthropologue Frédéric Keck — envisageant les animaux comme porteurs de signes et en l’occurrence, de signes de maladie — revient sur les pandémies de la « vache folle » et de la grippe aviaire. Son intervention s’adosse à l’actualité puisqu’au même moment, la France est de nouveau touchée par cette dernière. Il revient sur les faits survenus à la fin des années 1990 : par crainte d’une contamination massive des êtres humains par les pathogènes de la vache folle et de la grippe aviaire, des massacres d’animaux sont organisés par précaution. Résultat, pour une centaine de cas humains de contamination par le prion, et pour cinq cents décès humains des suites d’une forme du virus de la grippe A, ce sont des millions de bovins et des milliards de volailles qui sont tués.

La notion de sacrifice est alors mobilisée par l’opinion publique ainsi que par une partie de la communauté scientifique. Néanmoins, d’après F. Keck, la définition anthropologique du sacrifice montre son inadéquation à rendre compte de la situation. Selon cette définition, la mise à mort d’un individu (humain ou animal) par un groupe défini constitue effectivement un recours possible pour la résolution d’un problème collectif. En revanche, le sacrifié est moins la cause du problème qu’un medium entre des humains et des entités spirituelles, dont la clémence est implorée par ce biais. Généralement, l’autorisation de prendre sa vie est préalablement demandée à la victime (symboliquement, rituellement). Enfin, le rapport numérique est inversé (un individu sacrifié pour le bien-être d’une collectivité, ou, du moins, un nombre de sacrifiés inférieur à celui des sacrificateurs).

F. Keck rend alors compte de la perspective de Cl. Lévi-Strauss, qui interprète quant à lui la crise de la vache folle en termes de cannibalisme. En effet, la consommation de farines animales par les vaches depuis le début du XXe siècle fait d’elles des cannibales. L’anthropophagie, cannibalisme humain découvert sur le sol américain par les premiers colons, constitue pour les Occidentaux la figure par excellence de l’altérité, assortie de dégoût et reléguée à la sauvagerie. En revanche, Cl. Lévi-Strauss, reprenant Jean-Jacques Rousseau, considère ce type de cannibalisme comme une simple pratique sociale d’identification à autrui par son ingestion. Ainsi, le cannibalisme des vaches tendrait paradoxalement à humaniser ces dernières, en leur conférant une pratique culturelle. Comment sortir de la crise de la « vache folle » ? Moins en mettant fin à cette pratique qu’en rendant certains animaux cannibales systématiquement, selon Cl. Lévi-Strauss. Se référant à Auguste Comte, il avance en effet que, pour vivre avec les humains, les animaux doivent manger comme les humains. L’on mangerait alors des animaux comme si l’on mangeait nos semblables.

Dans cette analyse de la crise sanitaire de la « vache folle » en termes de cannibalisme, le point de vue humain demeure central. C’est en revanche à une compréhension davantage zoocentrée qu’invitent, à partir d’objets d’étude très différents et chacun à leur manière, les deux intervenants suivants. L’historien Éric Baratay présente d’abord une relecture de la venue au Jardin des plantes à Paris de la première girafe vivante, offerte au XIXe siècle au roi par le pacha d’Égypte. Perspective inenvisageable avec les connaissances de l’époque, il met en évidence le stress permanent subi par l’animal (par exemple, elle ne prendra jamais la pause du sommeil profond, la tête jetée sur la croupe) et son tempérament exceptionnel — calme, accommodante, optimiste — qui lui permettra de survivre (à la différence de sa consœur également capturée) malgré l’incompréhension de ses besoins par les humains (nourriture inadaptée servie au sol, agitation humaine autour d’elle). Si elle boit le lait des autres bovidés qui l’accompagnent, antilopes et vaches, c’est en réalité que, capturée sevrée à l’âge de six mois, elle ne dépassera pas ce stade de développement mental et cherchera des substituts maternels auprès d’eux. À partir de sources écrites, de documents visuels et à la lumière des progrès de l’éthologie, l’historien relève ainsi le défi de construire des biographies animales, de réécrire des fragments d’histoire du point de vue des animaux qui les ont vécus.

De son côté, Dominique Guillo, sociologue, interroge à nouveaux frais la question de la domestication du chien. Il met d’abord en exergue le caractère unique, pour l’homme, du chien, dont l’ancienneté et l’extension sur toute la surface du globe et dans les différents types de société en font un véritable « succès évolutif ». Il souligne également la position paradoxale de ce canidé dans la société humaine : utilisable dans un nombre incroyablement varié de situations, mais à quatre-vingt-quinze pour cent non utilisé. Pour D. Guillo historiquement, certains individus canidés semblables aux loups se sont, de leur propre chef, rapprochés progressivement des humains, dans les déchets desquels ils ont trouvé une « corne d’abondance ». Un nombre grandissant de leurs descendants ont hérité des traits qui ont permis le rapprochement (moins craintifs, moins agressifs, plus sociables, les yeux plus ronds). De ce fait, la niche anthropogénique constitue, selon D. Guillo, l’environnement naturel du chien. Sa nature est ainsi d’être domestiqué. À rebours des approches longtemps admises, D. Guillo avance ainsi l’idée que le chien n’est pas un loup humanisé, dénaturé. En ce sens, son approche participe de la remise en question anthropologique des notions de nature, de culture et de leur opposition. En outre, d’après D. Guillo, cette domestication s’effectue indépendamment de l’intention humaine, accordant de ce fait une intentionnalité au canidé.

Le point de vue animal

Opter pour une perspective zoocentrée sur les relations humains/animaux conduit à poser la question du point de vue animal. Comment en rendre compte ? Un premier élément de réflexion peut être apporté par l’échelle d’observation envisagée. En effet, les deux interventions précédentes appréhendent les animaux non à l’échelle d’une masse indistincte, mais à celle d’individus : que se passe-t-il lorsque des individus animaux rencontrent des individus humains ? La question de méthodologie se heurte cependant à d’autres difficultés majeures, notamment : comment considérer le point de vue animal sans l’anthropomorphiser ? Pour É. Bimbenet, nous opérons une projection de nos sentiments et de nos émotions sur les animaux : pour comprendre la douleur d’un animal, nous projetons notre propre douleur. Cela comporte deux biais : nous projetons sur les animaux qui nous ressemblent, et nous induisons que les mêmes comportements s’interprètent pareillement. Reprenant le contexte des abattoirs et de leurs méthodes controversées de mise à mort, il interroge : est-ce parce qu’un animal se débat qu’il souffre ?

En outre, comme le soulignent les intervenants de la table ronde : « L’animal imaginaire », abordant la question de l’animal dans le langage et dans les récits, l’expression du point de vue animal passe nécessairement par le langage humain, ce qui en constitue tant une force qu’une limite. Ainsi, dans la Bible, explique l’historien Pierre-Olivier Dittmar, Dieu demande à Adam de nommer les espèces animales afin que ce dernier ne soit pas seul : pour les humains, nommer ce n’est donc rien moins que faire exister. Néanmoins, le langage humain produit également une certaine « violence taxinomique ». Par exemple, le terme « animal » lui-même efface en un seul mot toute la diversité existante. En outre, comment s’assurer d’une compréhension et d’une traduction justes des comportements et psychologies non-humains ? Autrement dit, selon le philosophe Jacques Derrida cité par un intervenant : « quel droit a-t-on de dire quelque chose de l’animal sans être une trahison ? »

Si la barrière de la langue est une question saillante pour l’étude des relations entre humains et animaux, il est à noter qu’elle est également pertinente pour l’ethnologue étudiant les dispositifs socio-culturels de collectivités humaines distinctes de la sienne. Le partage du langage articulé, qu’É. de Fontenay pose au fondement de la supériorité humaine sur les autres espèces, ne suffit pas en effet à atteindre « cette capacité de se représenter continûment et intensément ce que se représente l’autre », à « comprendre ses états mentaux, en ce qu’ils diffèrent des miens, et d’en tenir compte », dès lors que la langue de l’ethnologue diffère de celle de la collectivité qu’il étudie. La langue induit et reflète des dispositions mentales spécifiques, qu’une langue tierce peut s’avérer inapte à comprendre et à traduire précisément. Dans le cadre d’études des relations interspécifiques avec l’humain, l’approche pluri ou interdisciplinaire du point de vue animal peut-elle permettre de dépasser ces limites ? Dans le cas contraire, quel degré d’incertitude peut-on admettre sans remettre en question la pertinence de ce type d’étude ?

Extension du domaine du « nous »

La question de la délimitation entre le « nous » et les « autres », variable selon les échelles, les lieux, le temps, fait également partie des premières préoccupations ethnologiques. Avec les progrès scientifiques (génétique, sciences de la vie, sciences humaines), elle se pose avec une acuité grandissante entre les humains et les animaux. Ainsi, l’on sait à présent que l’humain partage son ADN à plus de quatre-vingt-quinze pour cent avec les primates, mais également avec d’autres espèces, telles que le cochon. En outre, comme le rappelle la vétérinaire et primatologue Sabrina Krief qui étudie la pratique d’automédication des chimpanzés en Ouganda, les primates, comme les humains, possèdent des cultures matérielles et immatérielles, et sont doués d’empathie et d’altruisme. La question de l’altérité est également interrogée de manière saillante dans le cadre de l’expérimentation animale, où elle soulève des questions d’éthique et de morale. Les recherches de la sociologue Catherine Rémy portent sur la pratique actuelle, dans les laboratoires français, de la xénogreffe de reins de cochons donneurs sur des babouins receveurs, à des fins de thérapeutique humaine. Dans sa communication, elle revient sur l’évolution historique du rapport des laboratoires et de l’opinion publique vis-à-vis de l’expérimentation animale et des espèces utilisées, et montre comment l’adaptation de ces dernières revient à un « travail sur la bonne distance ».

Ainsi, elle explique que les questions d’ordre éthique et moral sont attachées à l’expérimentation animale dès ses débuts au XIXe siècle. On cherche la ressemblance avec les humains des animaux utilisés : plus l’analogie biologique est forte, meilleurs sont les cobayes, et la ressemblance est parfois augmentée par l’introduction de gènes humains dans les organismes animaux. Néanmoins, la réduction a minima de la différence pose la question de la pertinence de la « ressource animale ». Or, il n’est pas considéré comme éthiquement ni moralement envisageable d’expérimenter sur l’être humain. La conservation d’une distance avec le cobaye s’avère donc nécessaire. La pensée dominante est alors « dualiste » (humains versus animaux). La liberté d’expérimenter est revendiquée au nom de la science. L’émotion est mise à distance. À partir des années 1960 et 1980, la pensée devient « gradualiste » : l’animal n’est plus un être uniquement biologique, il est aussi sensible. Doté d’une « vie en propre », il devient « objet de revendication morale » comme les humains, et certains animaux le seraient plus que d’autres. Ainsi en 1964, les chimpanzés, jugés trop proches de l’humain, sont remplacés dans les laboratoires par des babouins. Dans les années 1980, l’échec d’une greffe de cœur de babouin sur une nouveau-née pose deux problèmes d’ordre moral : 1) l’enfant n’ayant pu donner son consentement est également considéré comme une victime de la vivisection ; 2) le sacrifice d’un animal en bonne santé pour sauver un humain malade est dénoncé par les défenseurs de la cause animale. À la suite de cet événement, les primates sont écartés du rôle de donneurs et remplacés par les cochons, auquel l’humain ne s’identifie pas malgré sa grande proximité génétique. Cette instrumentalisation animale, conclut C. Rémy, « vise en creux à rappeler que le corps humain, lui, n’est pas disponible » et demeure donc considéré comme spécifique.

C’est la position inverse — à savoir l’inscription de l’homme avant tout dans le règne animal — qui est défendue par les militants de la cause animale, représentés dans ce colloque notamment par l’association L214, spécialisée dans la protection des animaux d’élevage, particulièrement déconsidérés dans la société actuelle. Sa co-fondatrice Brigitte Gothière réfute l’idée de désigner des ennemis par la méthode des videos-chocs (vegans contre carnistes ; éleveurs et abatteurs contre le reste de la société). Il s’agit plutôt de construire ensemble un autre modèle de société, plus égalitaire et respectueux : « L214 n’est pas contre les éleveurs, ni les abatteurs, elle est pour les animaux, tous, y compris les humains », dit-elle. Ce modèle de société s’érige également contre toute forme d’oppression (racismes, sexisme). Il est relayé dans la littérature. Ainsi, l’écrivain Vincent Message note que Tolstoï et Zola par exemple « ne dissociaient pas l’intérêt de la cause animale de l’intérêt d’autres causes », et qu’une lecture animaliste de nombreux ouvrages est possible, comme Robinson Crusoé de Daniel Defoe ou Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline.

Affirmer la prévalence de la nature animale de l’homme n’équivaut toutefois pas à lui refuser toute spécificité. En ce sens, É. Bimbenet, reprenant Georges Canguilhem, reconnaît à la fois la continuité d’évolution entre les humains et les animaux et le « saut qualitatif » démarquant les premiers des seconds. Se pose alors la question de l’interprétation de cette spécificité humaine, question en réalité déjà présente dans les textes bibliques. P.-O. Dittmar explique ainsi que dans la Bible, l’homme distingue le vivant. Néanmoins, selon les traductions, soit il en a le droit (domination), soit il en a le devoir (responsabilité). L’ambiguïté et de ce fait, l’absence de consensus, est donc « originelle ». Pour É. Bimbenet, le saut qualitatif distinguant les humains des animaux « n’est pas coupable et […] n’empêche pas le respect ». Pour B. Gothière, la supériorité technique de l’humain ne lui accorde pas de facto une supériorité ontologique. Elle lui procure plutôt une responsabilité, une obligation de soins vis-à-vis des autres espèces, alors que le système d’exploitation mis en place atrophie au contraire les capacités de ces dernières. En conséquence, elle s’interroge également sur la question tant philosophique que sociale du fait de tuer, de prendre la vie, et de la délégation de la mise à mort dans les abattoirs. É. Bimbenet apporte un dernier éclairage sur la question de la frontière humains/animaux, en convoquant la notion de limitrophie de J. Derrida : pour ce dernier, il s’agit moins de chercher à abolir cette frontière que de la brouiller, d’en faire surgir la complexité, l’épaisseur, la dynamique, l’hétérogénéité. Ce brouillage des frontières est mis en scène sur le vif par Cyril Casmèze, comédien de la Compagnie du Singe Debout, qui réalise une performance en passant d’un comportement humain à celui d’un primate.

En faisant émerger la complexité et les enjeux relatifs aux relations entre humains et animaux aujourd’hui, le colloque a atteint son objectif. Il s’achève en ouvrant la réflexion à des considérations d’ordre écologique. En effet, professeur de sciences naturelles attaché au MNHN, Gilbert Cochet met en avant le fait que l’espèce humaine est constituée par ses relations avec la faune et l’écosystème, et plaide pour un dépassement de l’antagonisme écologie/humanité. À la suite de Cl. Lévi-Strauss, il se positionne en faveur d’un « humanisme élargi » sonnant la fin de l’hégémonie humaine et tenant compte de l’intérêt des autres espèces (celui de la vie au premier chef). Cette notion est à rapprocher de celle d’« écocentrisme » soutenue par Philippe Descola5 : dans cette autre forme de décentrement du regard, l’humain appartient à une « communauté biotique », au même titre que les autres espèces vivantes qui la constituent, communauté dont l’équilibre tient au respect des droits et des devoirs de chacun. Enfin, c’est bien à une conception interdépendante des espèces que se réfèrent les militants, lorsqu’ils dénoncent le déséquilibre résultant d’un système de production et de consommation de plus en plus reconnu comme obsolète, néfaste pour l’ensemble de la planète, et donc, également pour l’humain qui en est à l’origine. C’est d’ailleurs dans la rubrique « Environnement » du journal Le Monde qu’Audrey Garric publie ses articles sur la cause animale.

L’étude des relations entre humains et animaux intéresse de nombreuses disciplines scientifiques de même que les acteurs de la société civile, comme l’a montré ce colloque qui les a réunis. Elle pose des questions fondamentales également pour la discipline anthropologique. Un certain nombre d’outils conceptuels et méthodologiques de cette dernière semblent être transposables ou adaptables de l’étude d’individus humains à celle d’individus animaux — on a mentionné le décentrement du regard, la définition de l’altérité, la pertinence de l’échelle d’observation, différents types d’approche (interdisciplinaire, ontologique, relationnelle) —, tandis que d’autres sont spécifiques ou demeurent à trouver, notamment : comment ethnographier et interpréter le point de vue animal ? Doit-on se contenter d’étudier la relation que l’humain entretient à l’animal ? Si l’étude des relations humains/animaux, de même que les changements sociaux affectant ces relations, sont de nature à éprouver la notion même d’humanité, sont-ils également de nature à ébranler les frontières de la discipline anthropologique ? Ces questions sont discutées avec acuité dans ce numéro thématique de Lectures anthropologiques.

1 Je remercie Isabelle Bastian-Dupleix et Jérémie Desjardins du service développement culturel de la BPI pour leur accueil et leur clarification du

2 Théorie la plus communément admise par la communauté scientifique actuellement. De manière très succincte, il s’agit de la « théorie de l’évolution

3 Elle ne se veut ni exhaustive ni experte. Bien qu’éprouvant un vif intérêt pour les questions relatives aux relations entre humains et animaux, j’ai

4 Cette présentation met ainsi en dialogue certains intervenants davantage qu’ils ne l’ont été réellement. Pour une approche chronologique du

5 Cette notion a été formulée par le forestier Aldo Léopold dans la première moitié du XXe siècle.

1 Je remercie Isabelle Bastian-Dupleix et Jérémie Desjardins du service développement culturel de la BPI pour leur accueil et leur clarification du cadre intellectuel du colloque.

2 Théorie la plus communément admise par la communauté scientifique actuellement. De manière très succincte, il s’agit de la « théorie de l’évolution biologique renouvelée du darwinisme, qui renonce à l’hérédité du caractère acquis et met en avant la sélection naturelle », Trésor de la Langue Française Informatisé, http://www.cnrtl.fr/definition/néo-darwinisme, consulté le 5 janvier 2017.

3 Elle ne se veut ni exhaustive ni experte. Bien qu’éprouvant un vif intérêt pour les questions relatives aux relations entre humains et animaux, j’ai jusqu’à présent orienté mes recherches sur d’autres objets.

4 Cette présentation met ainsi en dialogue certains intervenants davantage qu’ils ne l’ont été réellement. Pour une approche chronologique du déroulement du colloque, voir le programme sur le site de la BPI : http://www.bpi.fr/en/sites/SiteInstitutionnel/contents/Contenus/agenda/colloques/animalement-notre--humains-et-an.html.

5 Cette notion a été formulée par le forestier Aldo Léopold dans la première moitié du XXe siècle.

Magali De Ruyter

Magali De Ruyter est docteure en ethnomusicologie, chercheure associée au Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative (LESC CNRS UMR 7186), équipe Centre de recherche en ethnomusicologie (CREM). Dans sa thèse, elle s’est attachée à montrer comment les pratiques musicales permettaient de rendre compte de la singularité de la relation entre une collectivité pygmée (les Babongo des monts du Chaillu au Gabon) et leurs voisins non-pygmées (Mitsogo, Masangu, Akele). Actuellement, elle investit également de nouveaux thèmes de recherche : les relations humains/animaux et les environnements sonores. Elle est parallèlement secrétaire de rédaction de la revue Lectures anthropologiques.