Virus : Ce(ux) qui nous affecte(nt)

À propos de Terrain, n° 64, 2015

Sophie Houdart

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Sophie Houdart, « Virus : Ce(ux) qui nous affecte(nt) », Lectures anthropologiques [En ligne], 1 | 2016, mis en ligne le 12 février 2024, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/306

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Compte rendu de « Virus », Terrain, n° 64, 2015, coordonné par Nicolas Auray et Frédéric Keck

S’il fallait vraiment la rattacher à un champ de la discipline, l’« anthropologie des virus » dépendrait, au premier chef, de celui de la santé, du risque ou du numérique. Pour les lecteurs qui n’appartiendraient à aucune de ces catégories cependant, ce numéro consacré aux virus peut constituer une porte d’entrée inédite sur des questions transversales, en ce que les virus — et cela en constitue une définition minimale — appartiennent à une catégorie d’êtres qui ont pour propriété singulière d’« envahir » un organisme pour « se répliquer ». Autrement dit, et c’est le point de départ du numéro, le virus n’existe « que dans une relation », et doit être conçu « comme un opérateur relationnel » (Auray et Keck, p.4). C’est donc de relations d’une chose avec une autre, souvent incommensurables (un virus biologique avec un virus informatique, un corps humain avec un virus, un humain avec un furet, une institution savante avec un garage…), dont il est question dans ce numéro. L’ambition ne paraitrait pas si nouvelle si elle ne faisait l’objet d’un cadrage théorique et méthodologique fort. Tout d’abord, elle s’inscrit dans un champ d’analyse plus vaste qui fait problème du terme même de relation. À la lecture des articles, on pense par exemple aux travaux de Bruno Latour pour qui « il n’est plus du tout évident aujourd’hui qu’il existe des relations assez spécifiques pour être appelées "socialesˮ et qu’on pourrait rassembler dans un domaine particulier qui formerait une “sociétéˮ » (Latour 2005 : 9). Le virus n’existant qu’associé, il s’agit bien, pour les contributeurs de ce dossier, de « retracer ces associations », suivant l’expression de Latour (ibid. : 229), ou de suivre les « types de connexion entre des choses qui ne sont pas elles-mêmes sociales » (ibid. : 13) pour pouvoir dessiner les contours chaque fois singuliers de « collectifs » — plutôt que de sociétés — formés d’humains et de non-humains.

Ensuite, les différentes contributions invitent à aller au-delà des représentations associées à l’idée de « viralité » (comme « anomalie » ou « chose infâme » dans la tradition foucaldienne, par exemple) en l’envisageant plutôt, de manière pragmatique, comme « la dynamique du rapport à l’invisibilité de ceux qui sont confrontés aux virus » (Auray, p. 34). Partant d’études de cas qui révèlent des points de friction et de discussion, grandes affaires ou controverses, il s’agit de restituer « l’écologie matérielle » des virus (p. 35).

L’entreprise soutenue par les coordinateurs de ce numéro, Nicolas Auray et Frédéric Keck, est en outre comparative. Elle consiste à croiser le virus biologique et le virus informatique. Ce croisement puise sa légitimité dans la « diffusion conceptuelle » du domaine du premier au domaine du second, elle-même autorisée par « une découverte scientifique, accentuée par la révolution génétique : le virus est un morceau d’information qui mute en se répliquant » (Auray et Keck, p. 6). L’évidence d’un tel énoncé, en même temps que « l’étonnante convergence entre les techniques de sécurité qui sont appliquées aux virus informatiques et biologiques » (p. 9) — pour tout dire la force de ce qui s’impose comme plus qu’une métaphore — ne doit cependant pas masquer les conditions historiques et sociales qui les ont rendues possibles.

Virus 2.0

Plusieurs auteurs de ce numéro donnent des éléments qui permettent de tracer les contours d’une telle histoire. En 1982, lors de sa soutenance de thèse d’informatique à l’Université de Californie du Sud, Frédéric Cohen fait la démonstration publique d’« un petit programme réalisé à des fins expérimentales » destiné à « s’insérer de façon discrète dans un second programme, puis à partir de là en contaminer d’autres » (Auray, p. 33). Bien qu’aujourd’hui les historiens de l’informatique attestent l’existence de tels logiciels dès les années 1970, ce moment académique signe, dans la littérature, l’apparition officielle du premier « virus informatique ». Pendant encore plusieurs années, cependant, la métaphore du virus sera en concurrence avec d’autres, empruntées au jardinage (on parle de « mauvaise herbe », weed) ou, plus fréquemment, au vocabulaire militaire : « Les hackers “attaquentˮ (attack) et “envahissentˮ (invade) les systèmes informatiques des entreprises pour les “espionnerˮ (spy) ou parfois y installer des “bombes logiquesˮ (logic bombs), des logiciels exploitant des "vulnérabilitésˮ (vulnerabilities) ou bien des failles de “sécuritéˮ (security) » (Casilli, p. 18). Le 4 novembre 1988, cependant, l’arrêt soudain des ordinateurs du réseau Arpanet (Advanced Research Projects Agency Network, précurseur du réseau Internet), provoqué par l’interférence de données extérieures, et la « dissémination » de cette « léthargie » informatique autour du monde, fait prendre la notion de virus : elle s’impose alors « non pas de manière métaphorique mais parce qu’elle correspondait à un certain “scriptˮ de l’activité : on tenta de "mettre en quarantaineˮ les ordinateurs infectés, on stérilisa le réseau pour limiter une diffusion virulente » (Auray, p. 37). À partir de cette date, la terminologie martiale est abandonnée : on parle de « santé des informations », on compare l’expert en sécurité à un médecin, « les programmes malveillants sont décrits comme des “maladiesˮ (illnesses) qui bousculent l’état normal de “santéˮ (healthiness) du micro-ordinateur, qui requièrent la "médicalisationˮ (doctoring) et l’administration de “médicamentsˮ (medicines) » (Casilli, p. 18).

Cette histoire rend sensibles au moins deux choses. La première, c’est que la métaphore du virus n’avait rien d’une évidence. La seconde, c’est que si elle a indéniablement profité d’un contexte dans lequel les épidémies virales se multipliaient, la « phobie des virus informatiques montr[ant] une continuité culturelle grandissante avec les peurs entourant le corps » (Casilli, p. 18), la notion de virus ne peut s’expliquer de cette seule manière. Dans les années 1990, l’historienne et philosophe des sciences américaine Evelyn Fox Keller développait l’argument suivant lequel « une bonne partie de la force des énoncés descriptifs [dans le langage scientifique] provient en fait du rôle joué par les métaphores dans la constitution des ressemblances et des différences, dans la définition des “ressemblances de familleˮ sur lesquelles s’appuie notre catégorisation des phénomènes naturels […] et dans l’incitation à réaliser telle expérimentation scientifique ou à construire tel ou tel dispositif technique » (Fox Keller, 1999 : 11). « Nul doute », écrivait-elle, « qu’il existe une certaine relation entre l’évolution des métaphores employés dans les discours scientifiques, l’émergence de nouveaux programmes de recherche et les mutations sociales concomitantes, mais quelle est la force de cette relation ? » (ibid. : 14). Elle montrait qu’« en introduisant cette façon bien particulière de parler de leurs données et de leurs hypothèses, la première génération de généticiens américains a fourni un cadre conceptuel qui a eu une importance déterminante pour l’évolution future de la recherche en biologie. […] Simultanément, la conception des gènes comme agent de causation autonome conférait une certaine primauté à la discipline des généticiens et à l’objet de leurs investigations, tant à leurs propres yeux qu’à ceux des autres chercheurs » (ibid. : 31). La philosophe belge Isabelle Stengers a montré également que « l’apparent pouvoir d’extension et d’organisation » des concepts — leur capacité de « propagation » — ne peut s’opérer que soutenu par des acteurs « qui trouvent intérêt à leur succès » (Stengers 1987 : 16). Mais en se propageant, elle soulignait déjà que les concepts passent par une série d’épreuves ou d’opérations susceptibles d’ébranler chacune des entités qui les faisaient pourtant tenir : « opération de redéfinition des catégories et des significations, opération sur le champ phénoménal, opération sur le champ social » (ibid. : 11). C’est davantage suivant ce second axe qu’il faut situer les contributions de ce numéro. L’ambition affichée des coordinateurs, en effet, n’est pas de « déterminer comment la “métaphoreˮ du virus a circulé de la biologie vers l’informatique » : plutôt qu’une « métaphore entre des aires éloignées de savoir », ils relèvent « la capacité des systèmes d’information [biologiques ou computationnels] à être affectés par la nouveauté » (Auray et Keck, p. 7). Qu’apprend-t-on de l’un par l’autre ? Il s’agit de faire du virus un levier pour « observer des infrastructures [communicationnelles] dont il révèle à la fois les forces et les vulnérabilités » (p. 7). Relation. Information. Communication — soit tout l’ordre de ce qui s’immisce dans les écarts, de ce qui transite entre des existants a priori distincts, qui vont muter de ce contact.

Deux articles appellent très directement à considérer ce qui transite entre le domaine de la biologie et celui de l’informatique suivant des termes qui rendent caduque tout recours simple à la métaphore. Celui d’Antonio Casilli d’abord a pour point de départ l’affaire de la « disquette sida », l’un des premiers scandales internationaux portant sur des pratiques informatiques à risque. En 1989, un grand nombre de gens ici et là reçoivent, d’expéditeurs inconnus, une disquette contenant un « logiciel interactif pour l’éducation à la prévention de l’affection appelée sida ». Ce contenu explicite en masque cependant un autre, un logiciel du type « cheval de Troie », par lequel les informaticiens désignent « une application qui s’installe subrepticement dans le système informatique en y exécutant des tâches à l’insu du possesseur ». Après un certain nombre de redémarrage de l’ordinateur, ce second logiciel sature le disque dur, crypte les fichiers, et « affiche un message qui invite l’usager à payer une redevance annuelle de 189 dollars pour continuer à utiliser la disquette » (p.16). Détectée par Scotland Yard, la tentative de fraude fait l’objet d’une enquête qui, relayée par la presse, connaîtra de multiples rebondissements. Joseph Popp, Américain, anthropologue et zoologue de formation, est arrêté et passe aux aveux. Ayant travaillé pour le service Flying Doctors de la Fondation africaine pour la recherche médicale, il est interpellé (par hasard) alors qu’il est conseiller auprès de l’OMS pour le développement de systèmes informatiques de prévention du sida. Ce pédigrée, ainsi que la présomption relevée par les médias que la fameuse disquette aurait « infecté » les services informatiques de plusieurs hôpitaux européens, faisant craindre des répercussions sur la prise en charge des malades, contribuent pour un long temps à placer l’affaire dans le registre « santé ». L’affaire ne se départira jamais totalement de cette association, et on dressera du « Dr Popp » le portrait d’un « expert en ordinateurs en révolte contre l’establishment biomédical et l’OMS » (p.22). Infecter le système de la santé pour en dénoncer les limites en usant de ses propres moyens de communication, tout en promouvant un modèle alternatif d’actions publiques (contribuer à hauteur de 189 dollars à la recherche médicale parallèle) ; rejouer informatiquement l’épidémie du sida : « L’histoire de Popp, malgré ses rebondissements grotesques, se situe dans le droit fil de la critique de la modernité médicale par des communautés et des réseaux de militants pour les droits des malades du sida, qui se manifestent sur la scène publique dans les mêmes années » (p.24).

Autre jonction saisissante entre biologie et informatique, dans l’article de Thierry Bardini : le projet démiurgique du biologiste J. Craig Venter de synthétiser en laboratoire une séquence génomique minimale, ce faisant de produire « la première entité à avoir un ordinateur comme parent » (p.109), un virus à la fois biologique et numérique : nommé φX174. Ce virus fut conçu à partir du premier virus à ADN dont le génome fut séquencé, en 1977, et fut « twisté » informatiquement pour donner autre chose en laboratoire, « un autre devenir » (p.108). Au-delà de la force tranquille de la formule, il faut surtout souligner l’arrière-fond épistémique qui l’a rendue possible. Une telle entreprise devient concevable, en effet, à partir du moment où l’on considère que « pour le virus, le code est nécessaire et suffisant [c’est moi qui souligne] pour produire une forme de vie complète » : de cette conjonction, le biologiste et ses partisans pouvaient en conclure que « le code lui-même doit être considéré comme vivant. […] Les phases analogique et digitale de la vie se fondent en perdant graduellement leur spécificité » (p.118). De telles situations rendent réducteur le seul recours à la métaphore pour comprendre ce qui opère lorsqu’est ainsi décalquée une réalité sur une autre. Quel est donc le ressort qui permet au terme virus de s’imposer comme la bonne manière de décrire à la fois une réalité biologique et une réalité numérique ?

Tableau de chasse

Si le virus peut intéresser l’anthropologie ou la sociologie, en dehors du champ des anthropologues des virus, c’est, selon les auteurs, parce qu’il est un « point d’équilibre de coexistence entre immunité et communauté, qui constitue un registre de base de la vie comme de la socialité » (Auray et Keck, p. 8). Ce sont les manières d’être ensemble, de cohabiter, pour des entités incommensurables, qui intéressent les auteurs du numéro. Quel est l’Umwelt du virus, son milieu propre ? Quelle est sa façon d’y évoluer ?

Les virus, invisibles, intangibles, difficiles à « détecter », mutant dans certains cas, sautant d’une espèce à une autre dans d’autres cas, susceptibles de « s’échapper » d’un « réservoir » naturel, d’un laboratoire ou d’un garage, requièrent d’être maitrisés, « confinés », « traqués ». Dans son article, Frédéric Keck rappelle que préalablement à celui de « chasseurs de virus », le terme « chasseurs de microbes » était apparu en 1926 dans la littérature biologique pour « décrire sur un mode héroïque les découvertes des savants qui, depuis Anton von Leeuwenhoek au XVIIe siècle, ont penché le microscope vers le monde des petits êtres invisibles à l’œil nu pour expliquer et soigner les grandes maladies de l’humanité » (p. 64). Dans les années 1990, le terme « chasseur » parut également adéquat pour parler des expéditions que leurs héritiers organisaient dans les forêts mais aussi les marchés d’Afrique ou d’Asie, s’éloignant du microscope afin d’enquêter sur les maladies infectieuses émergentes, leurs sources ou leurs modes de propagation. Du microscope aux forêts amazoniennes, la « chasse » renvoie donc à la faculté de repérer des signaux faibles dans un ensemble d’entités complexe et de référer cette dernière à la panoplie du découvreur ou de l’aventurier. Le terme n’achoppe pas, a priori, sur la distinction entre virus in the wild et virus en laboratoire. Sauf lorsque, comme dans la controverse étudiée par Frédéric Keck, les savants entreprennent de synthétiser en laboratoire des « chimères » en croisant un virus (celui de la grippe aviaire, H5N1) avec un autre (celui de la grippe porcine, H1N1), pour simuler les « sauts d’espèces » caractéristiques des zoonoses, et préparer ce faisant de possibles catastrophes sanitaires. Tandis que les professeurs Fouchier et Kawaoka font valoir leurs expériences en laboratoire en tablant sur les « transferts de propriétés » éventuels entre ces deux virus (le premier très létal mais peu contagieux ; le second très contagieux mais peu létal), leurs opposants les accusent de perdre temps et argent à traquer des « cibles imaginaires » et font valoir au contraire comme incontournable la connaissance des virus dans leur écologie. C’est à l’anthropologue ici de montrer qu’à la manière des activités des chamanes des sociétés de chasseurs, « le travail des microbiologistes ajoute des propriétés ontologiques nouvelles » en multipliant les possibilités d’existence dans leurs laboratoires, tandis que leurs pourfendeurs tendront à « aplatir cette multiplicité ontologique de relations entre hommes, animaux et microbes sur le seul plan de l’évaluation des risques » (p. 65).

Quid de la chasse aux virus informatiques ? Celle-ci consiste également à « inférer des comportements perceptibles » (Auray, p. 36) : les virus de nos ordinateurs peuvent être « dormants » pour se réveiller au bout d’un nombre défini de redémarrages et donc rester, entre temps, présents mais invisibles. Leurs modes d’expression, leurs modes de réplication, l’ingéniosité confondante de leurs « maîtres » attisent en même temps qu’elles rendent continue la traque à laquelle se livrent les chercheurs en sécurité informatique. Entités multiformes circulant dans « l’univers discret » de nos machines, ils sont doués d’une intention – celle des pirates qui, « sachant que les chercheurs les observent, cherchent à tromper leur vigilance en envoyant des rideaux de fumée » (p. 41), « une « charge mentale » (p. 44) ou une « salade textuelle » (p. 45) conçus pour déjouer filtres et barrages, suspendre notre propre incrédulité et s’immiscer « dans les interstices de nos impulsions exploratoires » (p. 46). « La force virale de ces entités », conclut Auray, est directement connectée à l’ouverture à l’imprévisibilité qui structure la popularité du réseau Internet. D’une certaine façon, les virus informatiques ont ceci de particulier que leur moteur viral se situe dans la sphère de la curiosité humaine. […] L’essor digital des vers est une conséquence de la place exceptionnelle prise par le régime d’engagement curieux dans les usages massifs et normaux du réseau Internet » (p.46).

Biologiques ou informatiques, les virus ouvrent donc un régime d’action particulier : celui de la vigilance ; de l’attention soutenue ; de la faculté à anticiper, à prévoir chez d’autres que soi des comportements mimés mais aussi celui d’accroître la charge d’existence d’entités pourtant invisibles.

Un « signe matériel suscitant des affects »

Ce que montrent unanimement les articles de ce numéro, c’est une propriété solide des virus : leur pouvoir transgressif. Ils franchissent les frontières entres les espèces, les Etats, les disciplines, les lieux de savoir. Ils passent la barrière entre le biologique et le numérique, et dans ce passage, ils obligent à redéfinir ce qu’est une frontière, une espèce, un savoir, la vie même. Ils se signalent par le décalque de leurs propriétés sur ceux qui les manipulent ou sur ceux qui en sont les porteurs. Il s’établit entre les uns et les autres des formes de « parentés contrariées » (Keck, p. 53) ou des compromissions. Le virus met en tension. C’est un savoir haletant qui maintient dans l’inconfort ceux qui s’en approchent ou ceux qui y sont pris. En la matière, les virus sont d’abord des figures dissidentes, en tant qu’ils font valoir d’autres manières de faire science : en contre-champ des dispositifs d’enquête qui tentent de s’en saisir, c’est comme s’il y avait toujours des savoirs alternatifs, des réseaux dissimulés, d’autres manières d’en faire l’expérience. Un informaticien peut, sous certaines circonstances, basculer dans le camp des hackers ; un hacker être tour à tour pirate ou lanceur d’alertes ; un biologiste devenir chasseur de chimères, etc. La charge d’incertitude à leur endroit ouvre sur une « chorégraphie ontologique » (Cussins 1996, cité dans Brives et Le Marcis, p. 86) à toutes les échelles.

Attestent de ce ballet les oscillations décrites par Morgan Meyer dans son article consacré à la « biologie de garage », autrement appelée « do-it-yourself biology ». En ouverture de son argument, Meyer note que se cristallisent deux positions majeures qui portent tant sur les discours que sur les pratiques la concernant. Pour une part, la biologie de garage inquiète parce qu’opérant en dehors des institutions scientifiques traditionnelles et renvoyant à d’autres lieux obscurs saturés d’imaginaire comme les caves ou les souterrains, elle constitue une zone d’ombre d’où peuvent être produites et se diffuser des connaissances à risque pour la santé et l’environnement. Pour une autre part, elle participe d’un mouvement plus large, célébré « comme favorisant une science plus démocratique, citoyenne et ouverte. La biologie de garage pourrait même avoir une valeur économique et un fort potentiel d’innovation » (p. 69). Entre bioterrorisme et success story à la Steve Jobs, les comparaisons prolifèrent qui produisent chacune des effets. Ainsi comparés aux bioterroristes, les biologistes de garage sont amenés à se spécifier comme « une communauté dotée de règles » (p. 76) : développer des arguments ; encadrer les activités d’un code éthique et de procédures pratiques ; accréditer la biologie de garage au moyen de référents légaux. La comparaison avec Steve Jobs, quant à elle, est « promettante (promissory) » en ce qu’elle offre « un récit d’expansion : d’un garage à une multinationale, d’un petit groupe de personnes à une grande société » (p. 78). Les propriétés des virus, leur faculté transgressive notamment, ne sont pas pour rien dans ces oscillations : ils sont « marqueurs » de différences (p. 81) ; engageant une praxis spécifique (de sécurité, de confinement), ils obligent à prendre position, à la construire et à la rendre pérenne. D’une certaine façon, les retournements de situation dont ils sont à l’origine, leur imprévisibilité, la difficulté de les identifier et de les stabiliser dans leur être, obligent à un exercice que l’on pourrait qualifier de politique.

C’est le sens que peut prendre également l’analyse conduite par Charlotte Brives et Frédéric Le Marcis dans leur article sur l’introduction, au début des années 1990, des antirétroviraux pour lutter contre l’épidémie du VIH sur le continent africain. Cette introduction constitue un tournant décisif qui modifie en profondeur les relations qu’entretiennent les individus avec le virus dont ils sont porteurs : elle « permet de réinterroger à nouveaux frais la question de la vie avec le virus, et de documenter les conséquences globales d’un changement biotechnologique majeur dans les relations entre les humains et les virus » (p. 85). En effet, parce qu’elle suppose de prendre des médicaments avant même l’apparition de tout symptôme, la mise sous traitement précoce construit, en vis-à-vis des associations de malades constitués en communautés politiques, une « communauté non imaginée : celle d’individus rendus hypersensibles à la question de leur potentiel de contagion mais enfermés dans leur quant-à-soi thérapeutique, résultat de leur participation à l’essai » (p. 86). En résulte un nouvel « équilibre entre corps, virus et médicament […] extrêmement précaire » (p. 91), qui repose sur l’incorporation, largement non anticipée par l’institution de soin, de normes comportementales, relationnelles, nouvelles : parce qu’elle n’est pas socialement reconnue, la prise en charge thérapeutique avant la maladie se double d’un effacement progressif de soi au sein des communautés coutumières, familles, cercles de proches. « L’essai produit une communauté de sujets fondée sur un régime ontologique spécifique, qui n’est reconnue que dans les interactions définissant l’espace même de l’expérimentation. […] Le virus est rendu atone par la médicalisation des patients et leur prise en charge par l’essai. Il n’est visible qu’au travers du dispositif expérimental. […] Chaque individu fait face à la gestion intime de sa propre affection. Dans ce cadre, le virus n’est plus un moteur du politique ; il n’a plus d’existence politique » (p. 99).

À la suite d’Isabelle Stengers, le philosophe Didier Debaise propose d’appeler « dynamiques d’infection » (Stengers 2002) « l’ensemble de rapports intéressés et dépendants […], négociés et changeants, entre le vivant et le milieu » (Debaise 2015 : 122). Ces dynamiques constituent, selon lui, notre seul « point de stabilité » — d’où une « définition minimale du vivant : le vivant est ce qui infecte et se laisse infecter » (ibid.). Si l’on s’en tient à cette définition pragmatique d’une entité vivante, alors force est de reconnaître que les virus en ont tous les atours. Ce sont de petits êtres avec lesquels nous cohabitons de facto, ils sont vecteurs de transformation autant qu’opérateurs de relations.

Loin des « moments d’inflammation où le virus se manifeste par sa capacité épidémique et scandaleuse », l’angle choisi pour appréhender les virus dans ce numéro reporte l’attention sur « le travail ordinaire de ceux qui rendent visibles ces morceaux d’information dans leur processus permanent de mutation » et fait comprendre que « vivre avec des virus, c’est imaginer un possible effondrement du système à partir d’entités qui se contentent de muter silencieusement » (Auray et Keck, p. 8).

Debaise Didier, 2015, L’appât des possibles. Reprise de Whietehead. Paris, Les Presses du réel.

Fox-Keller Evelyn, 1999, Le rôle des métaphores dans les progrès de la biologie. Paris, Les Empêcheurs de penser en rond.

Latour Bruno, 2005, Changer de société. Refaire de la sociologie. Paris, La Découverte.

Piette Albert, 2014, Contre le relationnisme. Lettre aux anthropologues. Lormont, Le Bord de l’eau.

Stengers Isabelle (dir.), 1987, D’une science à l’autre. Des concepts nomades. Paris, Seuil.

Stengers Isabelle, 2002, Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage création de concepts. Paris, Seuil.

Sophie Houdart

Sophie Houdart est anthropologue des sciences et des techniques, spécialiste du Japon. Membre du Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative (LESC), UMR CNRS 7186. Elle a réalisé plusieurs enquêtes sur le thème de la création et de l’innovation, notamment au Japon. Elle a publié, entre autres, La cour des miracles. Ethnologie d’un laboratoire japonais (CNRS Editions, 2008), Kuma Kengo. Une monographie décalée (Ed. Donner Lieu, 2009), L’universel à vue d’œil. Anthropologie de l’Exposition Internationale japonaise Aichi 2005 (Pétra, 2012). Elle a également co-édité le collectif Humains, non humains. Comment repeupler les sciences sociales (avec O. Thiery, La Découverte, 2011) ainsi que de nombreux articles consacrés aux pratiques scientifiques et architecturales. En 2011-12, elle a mené une étude sur le grand collisionneur de particules (LHC), au CERN, auprès de physiciens, ingénieurs, opérateurs, responsables de la maintenance de la machine (Les Incommensurables, Ed. Zones Sensibles, 2015). Depuis l’automne 2012, elle travaille sur le « post-Fukushima » et s’intéresse notamment aux mesures de l’air et des sols menées par les experts et les citoyens.