C’est dans l’air. La chanson contemporaine comme porte d’entrée aux émotions

À propos de L’Homme, n° 215-216, 2015

Jean-Jacques Castéret

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Jean-Jacques Castéret, « C’est dans l’air. La chanson contemporaine comme porte d’entrée aux émotions », Lectures anthropologiques [En ligne], 1 | 2016, mis en ligne le 12 février 2024, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.lecturesanthropologiques.fr/299

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Compte rendu de « Connaît-on la chanson ? », L’Homme, n° 215-216, 2015, coordonné par Daniel Fabre et Jean Jamin

Ils résonnent bien étrangement les titres de ce dossier depuis ce gris matin carcassonnais où chansons de Trenet et Souchon accompagnaient le départ de Daniel Fabre vers un éternel « versant vert » (Fabre 1996).

Le dossier thématique « Connaît-on la chanson », paru dans L’Homme en 2015 et cosigné par Daniel Fabre et Jean Jamin, fait suite aux travaux de ce dernier (Jamin et Séité 2006), à des journées d’étude organisées par le LAHIC1 ainsi qu’à un séminaire de l’EHESS2 ayant tous pour thème la chanson, qu’elle soit réaliste, blues, jazz, folksong, rock’n’roll ou variété américaine. L’ambition de cette livraison n’est pas l’exhaustivité thématique ou esthétique, mais l’exploration des jalons d’une fabrique culturelle tout au long du XIXe et du XXe siècle. L’introduction « Chanter soir et matin » ne revendique d’ailleurs ni la primeur ni l’originalité d’un objet déjà questionné par la littérature, l’ethnologie et l’ethnomusicologie, mais toutefois relégué aux confins des préoccupations de ces champs disciplinaires. Les auteurs soulignent au passage les frontières « floues et guère hospitalières » de l’ethnomusicologie, dont les centres d’intérêt ont en effet longtemps été circonscrits, notamment dans la tradition française, aux musiques exotiques : celles des lointains ou du proche paysan regardé comme primitif. Daniel Fabre dévoilera d’ailleurs ici certains aspects nouveaux de la construction de cet exotisme de l’intérieur. Depuis les années 1980, l’ethnomusicologie a toutefois connu une évolution progressive de ses terrains (Desroches 1992). Les Popular Music Studies3 ont aussi mobilisé chercheurs en littérature, musicologues, sociologues et politistes autour de la chanson (Lebrun et Franc 2003)4 dépassant ainsi le « confinement » en question.

C’est dans un projet d’ethnologie générale que ce dossier souhaite inscrire la chanson envisagée comme une porte d’accès aux émotions, de leur formation à leur reproduction, tant du point de vue diachronique que synchronique, dans un contexte contemporain où chanson et mémoire collective n’ont jamais été aussi intensément liés. Et s’il souhaite interroger « ce qu’il y a dans un air » (p. 10), c’est plutôt autour du matériau poético-musical qu’il s’y emploie, les ressorts musicaux — ethos des modes, rythmique, incarnation du chant — restant ici largement inexplorés. Il en est de même pour l’émergence et la production des émotions, un seuil vers lequel le dossier nous conduit, mais qu’il ne franchit pas. Pour autant, le terrain est vaste et riche, permettant un questionnement particulièrement fécond des aspects compositionnels, énonciatifs et réceptifs.

À la suite de l’introduction aux allures d’avant-propos, neuf articles forment un opus sur lequel s’étend la figure tutélaire de Daniel Fabre, moins en raison de sa disparition que par l’organisation des contributions : celle-ci en effet, si elle adopte une relative cohérence chronologique, ouvre et clôt l’opus — à l’instar des deux Saint-Jean — par des articles signés Fabre.

Dans « Que reste-t-il... ? Quatre figures de la nostalgie chantée », Daniel Fabre, en « exégè[te] des lieux communs » (p. 16)5 — il en revendique la qualité —, s’attache au lien associant chanson et nostalgie dans une coalescence devenue patrimoine commun. Il explore l’activation progressive des ressorts de la chanson comme « machine à remonter le temps » (p. 16), nous en livrant les grands jalons — de Rousseau au romantisme pour s’intensifier dans notre société médiatique — et les modalités, s’appuyant au détour sur la réflexion de Michel Leiris (1948), envisagé comme le continuateur des Confessions et des Rêveries.

Fabre déniche en effet dans les écrits de Rousseau, à commencer par les Confessions et le Dictionnaire de la musique, un lien jamais formellement établi par l’auteur entre chanson et « regret », par-delà les contextes : expérience personnelle formatrice (bildung) quand l’auteur rechante intérieurement les petites chansons de sa tante et se voit empli d’une émotion mêlant douceur et douleur ; cadre coutumier collectif dans le cas du Ranz des vaches, chant suisse d’appel des troupeaux au fort capital émotionnel pour le sujet exilé, vécu comme chant du regret et de « l’hemvé » (pour « nostalgie », terme que Rousseau n’emploie pas). Avec Leiris qui voit dans les chansons des « êtres verbaux » (p. 28), Fabre s’oriente dès lors vers une définition de la chanson dans son rapport à la mémoire. L’ancienne nostalgie des Suisses et la nostalgie moderne traitant les chansons comme des personnes, elles acquièrent de ce fait la « puissance d’évocation prodigieuse des noms propres les plus chers, sans trêve assiégés par l’oubli » (p. 29).

Entre les xviiie et xixe siècles, la nostalgie, comme la mélancolie, est tour à tour regardée par la médecine comme mal physiologique puis moral. Dans le domaine musical, la nostalgie se fait romantique et « enchanteresse » au terme de quatre « déplacements »6 (l’auditeur, l’écriture, l’instauration culturelle et le temps) (p.33). Ce processus sous-tend celui de patrimonialisation des musiques populaires allant crescendo à partir de la fin du XVIIIe siècle. L’expérience du « sujet auditeur » (p. 33) devient en premier lieu aussi importante que l’objet sonore révélé. Elle se prolonge dans « l’écriture de la musique » (p. 34), dans laquelle la transcription solfégique académique ne saurait seule, sans commentaire du témoin, restituer le caractère unique de la performance et de l’expérience. Pourtant, de feuilles volantes en manuels d’éducation et œuvres de compositeurs, de Beethoven à Berlioz, la partition devient l’agent de l’« instauration culturelle » (p. 35) du motif pastoral et plus largement populaire. Le chant des bergers, « “primitifs” de l’intérieur » (p. 35), est alors assimilé à un cantique. Cette nouvelle écoute du chant pastoral qui ressort dorénavant du religieux, résulte d’une mutation « décisive dans la conception de la nostalgie » (p. 36) : un sentiment qui ne naît plus du déplacement géographique, mais de l’irréversibilité du temps, temps dont Fabre souligne qu’il est une « composante essentielle de [la modernité] » (p. 37).

Sans supprimer les « figures » qui lui préexistent, la nostalgie se fait dès lors universelle pour devenir le « plasma de notre rapport au temps » (p. 42). Par l’alliance de la chanson et du sentiment, elle se diffuse en quelques décennies dans les pratiques et représentations. Notre présent en témoigne selon deux modalités. En premier lieu, par les mises en abime récurrentes dans la production chansonnière : « la chanson contient la référence à une autre chanson dont le rappel éveille le passé » (p. 40). Plus que l’évocation d’un souvenir, la chanson met en scène « un passé commun chanté » — et peut-être, de plus en plus, l’illusion d’une vocalité partagée. Fabre souligne là un glissement vers une « mémoire de la chanson », sorte de mémoire autonome de cet être devenu vivant. Par ailleurs, de Radio Nostalgie aux émissions télévisées ou spectacles rétrospectifs en passant par les Tribute bands, autant d’instruments bâtisseurs d’une « mémoire de masse » (p. 41), la chanson n’est plus nostalgique par le contenu qu’elle énonce, mais par son dispositif d’énonciation.

Ce texte d’une grande densité croise et enrichit certaines des productions marquantes de l’auteur, à l’image du « Berger des signes » (Fabre 1993), berger qui incarne parfaitement, on le comprend mieux ici, le lien à la nostalgie par l’éloignement géographique du transhumant. On en mesure la portée pour la compréhension de l’ensemble des processus de patrimonialisation musicale : du fado au tango, en passant par le flamenco et les polyphonies de tradition orale, l’instauration culturelle des expressions telles la saudade portugaise ou le duende gitan. Ce texte est peut-être, au-delà, la véritable introduction au dossier, contribuant à mettre en perspective les articles qui lui succèdent jusqu’à celui, ultime, qu’il a souhaité voir clore la thématique, contrepoint et éclairage rétroactif à certains de ceux qui le précèdent, mais aussi ouverture vers de nouveaux commencements.

Comme un ultime chapitre au Temps des amours (Pagnol 1977), qui substituerait aux collines chères à Pagnol la « verte feuillée » de la Montagne Noire, « Rock des villes et rock des champs » clôt ainsi l’opus par une remémoration dans laquelle l’ethnologue se fait ethnographe de lui-même, à la fois notre informateur et notre Cicérone. Dans la veine de « Fondu au noir » (Fabre 2009), mêlant intime et perspective analytique, Fabre présente une tranche de vie, celle des années 1958-1963, charnières autant pour l’adolescent qu’il est alors que pour l’ensemble de la société, urbaine ou rurale, qui voit l’irruption du rock. Elle constitue un profond bouleversement où le musical le dispute au social. Jusqu’alors, musique, chant et danse sont associés et convergent vers le rapprochement courtois entre garçons et filles, le répertoire vocal constituant la « carte du tendre » du temps amoureux, depuis l’« éveil de l’inclination » à la rupture et au regret (p. 240). Dans l’ordre ancien des rites festifs, « la Jeunesse » exerce également une « souveraineté » (p. 238) sur les musiciens qu’elle prend intégralement en charge à l’occasion des fêtes.

Avec l’irruption du rock — autant comme genre musical que mode de consommation musicale —, les façons d’être anciennes ne disparaissent pas complètement, mais coexistent pendant quelques années. Deux temps et deux comportements distincts, clairement sexués, scandent alors l’année. L’été au village, à la lumière des réverbères, dans le garage investi et approprié à la manière des cabanes de garçons puis dans les bals des fêtes de village, la chanson dansée puis le rock constituent le point de rencontre des deux sexes et le vecteur de leur éducation sentimentale. L’hiver en ville est en revanche le temps de l’écoute musicale solitaire ou d’un entre-soi sexué. Celui, féminin, de l’apprentissage appliqué des chansons entendues à la radio qui seront partagées l’été. Celui, masculin, du grenier ou de la cave, « lieu tout à soi, séparé et inexpugnable, de l’écoute solitaire » (p. 243) correspondant à « l’économie des consommations propres à l’adolescence » (p. 235) qui accompagne l’apparition du rock et qui se double de concerts très agités dans lesquels s’expriment violence et transgression des jeunes garçons. Dès lors, même si l’on pourrait peut-être risquer de voir là une réminiscence hivernale et « rock » des cabanes du « printemps des garçons » (Fabre 1985), la rupture va s’amplifiant avec la disparition, à la ville, des fêtes de quartier et celle de la « forêt symbolique » (p. 238) écrin des bals des fêtes de village. La scénarisation de la musique et les coûts importants des fêtes voient alors la gestion financière de la fête passer dans les mains des adultes, la Jeunesse n’assumant plus dès lors son rôle rituel et la fête disparaissant bientôt.

Dans « Elle trotte, danse et chante, la midinette ! Univers sonore des couturières parisiennes dans les chansons (xixe-xxe siècles) », en s’attachant à l’archétype de la « midinette », Anne Monjaret et Michela Niccolai révèlent un processus d’instauration culturelle d’une autre figure du populaire : féminine et urbaine. Un processus dans lequel la chanson, mise en liaison avec d’autres domaines artistiques, occupe une place centrale. Cet archétype qui recoupe et prolonge celui, antérieur, de la grisette, appartient au Paris féminin des ouvrières ou vendeuses du secteur de la mode. Ce secteur, assimilé à un espace de liberté, fait écho au mode de vie des midinettes, libres dans leurs déplacements urbains, et les situe, en outre, entre deux mondes, celui des ouvriers et des bourgeois. Une liberté également incarnée par le chant. Un jeu de miroir facilite l’assimilation de ce modèle imposé et permet son identification. En effet, la chanson est à la fois source de description de cette figure féminine libre, mais sage, belle et fragile comme une fleur printanière, et l’attribut de la protagoniste décrite en train de chanter. Dans les textes, la description ou suggestion du paysage sonore parisien amplifie la musicalité de ce sujet chantant et chanté, faisant d’elle l’image même de Paris. Vectrices de la construction morale du féminin populaire, celui d’une féminité exacerbée et contrôlée à l’instar d’un oiseau en cage dont l’image est souvent associée à la midinette, ces chansons sont paradoxalement créées par des hommes. Néanmoins, le chant de ces jeunes femmes indépendantes socialement et moralement peut aussi porter la voix de la lutte dans les ateliers et les manifestations, les auteures soulignant la capacité à s’organiser et à se faire entendre de cette « avant-garde oubliée du prolétariat » (Didry, cité par Monjaret et Niccolai, p. 63).

Quand la grisette prend son envol, c’est sur la scène du café-concert qu’elle peut transporter son chant et exercer sa voix. Mise en abyme par excellence, c’est en effet de l’atelier de couture où elle a exercé dans ses plus jeunes années que l’immense Yvette Guilbert puise son art de chanteuse, « ses accents les plus profonds, les plus humains, les plus sincères » comme « sa science des désirs et des désordres féminins » (p. 88). L’article de Giordana Charuty se penche sur la relation de cette artiste, adulée de l’Europe entière, avec Sigmund Freud, interrogeant de ce fait autant la réception de la chanson et de l’artiste que le regard de celui-ci sur son propre art. Peut-on déterminer à quelle « Yvette Guilbert » Freud accorda son attention ? Une chanteuse parisienne de café-concert peut-elle avoir ému le Maître — un portrait dédicacé par l’artiste était accroché dans son bureau viennois ? Comme une artiste engagée dans l’auto-analyse de sa singularité expressive ? Comme figure romantique du chansonnier ? D’autre part, que demandait à Sigmund Freud cette grande chanteuse ? Simple recherche d’une prestigieuse réclame ? En dehors du lien amical et durable unissant Freud et Guilbert, quelques lettres seulement posent plus de questions qu’elles ne permettent de réponses. Elles semblent malgré tout « renseigner une consultation sur le travail psychique de l’artiste à partir de la théorie qu’Yvette Guilbert s’en est forgée en tant que comédienne tout autant que chanteuse » (p.84). Elles suggèrent aussi de nombreuses objections apportées à Freud par Yvette Guilbert et son mari le docteur Max Schiller quant à l’économie psychique de toute activité créatrice.

Dans « Cette chanson est pour vous madame… Les années chanson française de Django Reinhardt, 1933-1936 », Patrick Williams met en regard expérience du sujet auditeur — notamment la réception contemporaine — et objet sonore dans ses processus de création et de transmission dans le temps. L’auteur nous invite à une immersion très documentée et personnelle dans un corpus d’une soixantaine de chansons de variété dans lesquelles le génial guitariste est associé aux grands chanteurs du temps. Un moment charnière qui le révèle par ailleurs au public, mais aussi à lui-même — « le guitariste prend conscience de son pouvoir » (p. 110) — avant qu’il ne se consacre tout entier au jazz. Le choix particulièrement fécond de ce corpus permet en effet de mesurer l’écart qui va s’inversant, au fil du temps et des différents types de production discographique (reprises, rééditions), dans la réception des figures majeures et secondaires de cette époque que sont le chanteur et l’instrumentiste, plus précisément ici le chanteur vedette et Django qui commence alors à s’imposer à travers quelques mesures enregistrées en solo, dans un contrechant ou un simple break. L’auteur, après une analyse fine des ressorts musicaux, en vient à questionner ceux, plus anthropologiques, de l’émergence rétrospective du guitariste qui efface les plus grands, tel l’auteur-compositeur-interprète Jean Sablon à la carrière internationale. Patrick Williams écarte, en la déconstruisant, « la redoutable question » (p. 117) de l’ethnicité tzigane que véhiculerait un style musical voire une attitude (style de vie), Django étant bien plus probablement l’inventeur d’un style devenu après lui manouche. À l’image de l’instauration culturelle du motif pastoral, « l’écriture de la musique » soulignée par Daniel Fabre (p. 34) participe chez Django Reinhardt de la création d’un ethnotype renouvelé, associant, semble-t-il, celui du manouche-musicien et la figure romantique du virtuose. L’auteur avance une autre hypothèse particulièrement intéressante qui interroge bien plus que d’autres l’ethnomusicologie et, plus largement encore, musicologie et ethnologie. Si les reprises remettent les chansons anciennes dans « le mouvement de la vie », les rééditions les « pétrifient ». Le cas de Django Reinhardt, dont les « rééditions confirment la force de l’élan vital que l’enregistrement a capté », est une exception. Ce qui nous touche « n’est-ce pas le sentiment d’être associé à un moment unique ? » (p.116). On pourrait alors convenir que ce serait là le lot commun de toute musique improvisée. De toute performance in vivo ? Mais Jean Sablon n’est-il pas enregistré en même temps que Reinhardt ? S’agit-il d’un son jazz qui n’a pas vieilli ou qui se serait à tout le moins patrimonialisé ? L’ethnomusicologue sait bien dans tous les cas la vitalité que des documents sonores bien plus anciens que ceux de Django peuvent conserver cent ans après leur captation. Par delà le temps, est-ce inhérent au type de musique ou au type de performance ?

En contrepoint à « Rock des villes, rock des champs », l’article de Jean-Luc Poueyto s’intéresse à l’apparition du concept de groupe, un modèle qui, à la suite des Beatles, concerne des centaines de milliers de jeunes gens en Europe et conduit à une pratique plus intensive et plus collective de la musique en Occident. « Le groupe comme auteur. Une invention dans le rock’n’roll » présente en premier lieu les processus de création et de production discographique qui précèdent l’apparition du rock de même que les modalités et conséquences de celle-ci. Cette naissance est l’aboutissement d’une gestation qui prend sa source dans l’apparition, au début du XXe siècle, du marché de l’enregistrement sonore qui bouleverse aux États-Unis les modes de transmission des traditions musicales antérieures. Mais, loin de stériliser ces expressions, il les rend plus fécondes encore. L’enregistrement devient en effet le support d’une écoute experte permettant de se pénétrer du feeling des divers modèles véhiculés et autorisant de nouvelles approches. Cette oralité seconde devient ainsi le vecteur d’une variation musicale presque illimitée donnant naissance à de nouveaux genres, jusqu’à permettre, entre autres, l’éclosion du rock. De type tayloriste — une chaîne opératoire associe auteurs, compositeurs, musiciens, ingénieurs du son, illustrateurs… — l’industrie musicale américaine repose sur la vente de partitions puis de disques. Toutefois, l’émergence de la notion de groupe de rock dans l’Angleterre des années 1960 remet profondément en cause ce modèle. Au sein de ces entités, on est en effet polyvalents et égaux comme en témoignent les noms déclinés au pluriel (The Beatles, The Shadows…). Le travail sonore devient partie prenante du processus de création conduit par les artistes qui s’approprient aussi le travail graphique, décorant eux-mêmes leurs pochettes, comme les jeunes des Pradelles investissent graphiquement leur local (Fabre, p. 233-250). La notion de groupe, qui est finalement à saisir dans sa double acception sociale et artistique, met en œuvre un mode collectif de création se conjuguant avec un mode de vie commun, fait de tournées et de collocations fondatrices musicalement et humainement. Ce concept apparaît d’ailleurs dans une temporalité particulière : l’abrogation en Angleterre du service militaire qui laisse un espace vacant avant l’entrée dans la vie active et donc dans l’âge adulte. Ces divers aspects font écho aux nombreux travaux historiques et sociologiques sur le rock (citons notamment Simon Frith 1978)7. Dans l’optique anthropologique du dossier et de l’article, et puisque « Faire la Jeunesse » (Fabre 1996) est désormais « faire (de) la musique », ne peut-on voir dans l’éclosion de la notion de groupe la poursuite de l’expérience des jeunes garçons dénicheurs d’oiseaux et faiseurs de cabanes ? Les Beatles n’en viennent-ils pas à investir le studio pour quasiment y vivre : lieu privatif non pas ici de l’écoute solitaire ou amicale, mais de la création collective ou de l’enregistrement live pour lequel on organise de véritables fêtes ?

Alors que se multiplient groupes et concerts de rock où les adolescents expriment leur rage juvénile (Fabre, p. 233-250), les années 1960 produisent en parallèle un autre cadre et mode de performance : la scène ouverte. Dans l’article « Hootenanny au Centre américain. L’invention de la scène ouverte à la française (1963-1975) », François Gasnault en retrace l’histoire à partir de différentes sources (rares archives écrites, divers écrits mémoriels et témoignages oraux) soulignant la portée du phénomène dans le paysage français de la chanson populaire. Le Centre américain de Paris adapte en effet en France un style de réunions ayant pour objet principal le chant porté, non par des artistes patentés, mais, à tour de rôle, par qui souhaite dans l’assistance s’exprimer. Un espace scénique où dominent des chanteurs solistes accompagnés de leur seule guitare et touchant manifestement un auditoire différent — en âge et en condition sociale ? — de celui du rock. La nouveauté réside notamment dans l’utilisation de l’espace, délaissant le plus souvent la scène surélevée pour privilégier un coin de salle où les interprètes jouent de plain-pied devant un auditoire manifestant une « concentration souvent relevée » (p.161). Une réception qui pourrait à nouveau questionner l’objet de cette attention : figure romantique du chansonnier ou type de répertoire, voire l’un et l’autre au vu de l’hétérogénéité esthétique qui prévaut dans ces soirées ? Interroger aussi les ressorts d’une telle concentration, dans laquelle on pourrait voir de la religiosité.

En effet, cet article décrit bien plus que l’apparition d’un mode de performance nouveau. C’est un moment fondateur de (ré) instauration culturelle dont François Gasnault révèle les arcanes. La scène ouverte crée l’appel d’air nécessaire à la réhabilitation du folklore discrédité en France après-guerre, et que l’on va désormais nommer revival ou folk français. S’ensuit un « essaimage » du modèle, à commencer en 1969 par la création du premier folk-club français, Le Bourdon, se réunissant au Café de la Gare, lequel donnera droit de cité aux chansons en langues de France. L’auteur souligne l’action (re) fondatrice de Lionel Rocheman, l’organisateur des réunions du Centre américain, « dans le registre du symbolique qui se confond à cette époque avec le politique », « réintégrant la chanson traditionnelle dans le grand récit national de la chanson populaire » (p.161). Rocheman écrit ainsi une nouvelle page de l’histoire de la chanson traditionnelle après celles ouvertes, en leur temps, par Gérard de Nerval et ses Chansons et légendes du Valois (1856), puis par Yvette Guilbert et son tour de chant inauguré aux Bouffes-Parisiens en 1904. Il donne l’envie à une génération de s’en saisir, la génération qui regardait les USA et que Pete Seeger, en 1972, mettait en garde de ne pas se laisser « coca-coloniser ».

Dans « Défis et chansons en compagnonnage », Nicolas Adell et Julie Hyvert s’attachent à l’énonciation et à la réception des chansons, un travail cognitif et affectif sur les liens de solidarité, aujourd’hui, chez les compagnons du Tour de France. En effet, la chanson est un élément central de la coutume compagnonnique, en contexte rituel ou non, posée comme une prise de position par rapport à un groupe, une situation, des valeurs. Elle est un mode d’inscription dans le groupe qui repose sur la mise en œuvre individuelle d’un répertoire contraint par lequel le compagnon chantant exprime son individualité au sein du collectif. Le mécanisme d’énonciation repose quant à lui sur la notion de défi : défi de reconnaissance adressé au collectif et défi vocal personnel que le compagnon doit relever. Dans ce contexte sans cesse renouvelé, la chanson a une fonction de blason, le collectif devant déchiffrer « la proposition du chanteur dans le paysage moral, politique, historique, affectif du compagnonnage ». On retrouve ici la chanson dans sa fonction de miroir (auto) biographique au travers duquel se construisent les individualités. Non plus « carte du tendre » (Fabre, p. 240 et supra) mais carte du chemin de vie compagnonnique, l’énonciation chantée permettant d’exprimer l’indicible en suppléant aux pesanteurs et maladresses de la parole ordinaire. Au-delà, les auteurs en viennent à proposer une perspective des plus intéressantes : regarder la chanson comme « provocation », conduisant à s’engager dans un « processus de production d’estime sociale ». La chanson serait à la fois « éveil de l’attention » et le vecteur de multiples « défis de reconnaissance » (p. 173) devant faire montre de justesse sociale (contextuelle) tout autant que de justesse musicale. Toutefois, la logique de reconnaissance qui préside à la vocalité compagnonnique va « jusque dans le glissement faussement involontaire d’une erreur » (p. 182) dans l’énonciation chansonnière, entraînant des mises à l’amende en chanson. Une sorte de cercle vertueux de la faute qui, dans la mesure où chanter exprime le fonctionnement « “idéal” de la société compagnonnique », permet de mettre en œuvre le « compagnonnage “rêvé” » (p. 171). Le compagnon chantant vient ainsi compléter le panorama d’autres figures chansonnières abordées ici ou ailleurs et il serait intéressant de savoir en l’espèce la façon dont celle du compagnon se construit et sur quels modèles elle se fonde, en la resituant par exemple dans l’histoire de l’éducation dont on sait, au temps des petites écoles, la part faite à la vocalité. Quoi qu’il en soit, le sens du chant n’est ici que l’avatar actuel d’autres défis. En effet, l’activité chansonnière interne aux réunions compagnonniques est une construction somme toute récente. Si l’on explore l’histoire du compagnonnage, les chants étaient autrefois fondamentalement adressés à l’extérieur c’est-à-dire, au sein des ateliers ou sur la place publique, à d’autres compagnons appartenant à des rites concurrents. Cette « hymnodie de combat » (p. 192) est à l’origine de difficultés rencontrées par ce mouvement au XIXe siècle, une réforme intervenant alors, porteuse d’une nouvelle théorie investissant le chant de la fonction de transmettre.

L’article de Denis-Constant Martin « Le général ne répond pas... Chanson, clip et incertitudes : les jeunes Afrikaners dans la “nouvelle” Afrique du Sud », analyse à son tour les modalités d’énonciation et de réception d’une chanson, « De La Rey » qui ravive le nom et la mémoire oubliés d’un général boer qui s’illustra lors de la Seconde Guerre anglo-boer (1899-1902). Quand nom de héros surgi du passé et « être verbal » (Fabre, p.28 et supra) se confondent, peut-être est-ce le plus court chemin pour faire d’une chanson, sans rien de très remarquable d’un point de vue musical, une icône : celle, en l’espèce, de la communauté Afrikaner confrontée au sentiment de relégation et d’impuissance dans le contexte de post-apartheid de l’Afrique du Sud des années 2000. Cette chanson suscita un fort engouement (disque de platine en 2007) tout en étant différemment reçue : un appel aux armes contre le gouvernement pour les uns et pour les autres, l’expression de l’incertitude des jeunes blancs parlant afrikaans quant à leur avenir dans le pays.

Dans l’analyse de cet « air du temps », Denis-Constant Martin s’attache notamment au binôme chanson/clip vidéo et aux techniques de suggestion narrative que celui-ci met en œuvre, particulièrement éclairantes. La production du sens intervient dès lors non par le contenu qu’énonce la chanson « mais par son dispositif d’énonciation » (Fabre, p. 41 et supra) cinématographique cette fois. À l’instar de la partition du XIXe siècle, le clip peut alors devenir l’agent d’une instauration culturelle (Fabre, p. 15-46). Cette chanson n’est-elle pas construite « sur le modèle de l’air patriotique afrikaner » (p. 216) contenant d’ordinaire — mais pas ici — une dimension religieuse ? En effet, dans les différentes « couches sémantiques » (p. 218) qui composent l’œuvre, cette dimension ne perdure-t-elle pas, ne serait-ce que par pure connotation ?

Quoi qu’il en soit, mieux que le rock afrikaans qui n’a fait que « bousculer l’enclave afrikaner sans se soucier de lui trouver une place dans la “nouvelle” Afrique du Sud » (p. 203), « De La Rey », « pétri de doutes et d’ambiguïtés » (p. 214) – le général galope tout au long du clip de droite à gauche, mouvement suggérant le passé – chute sur une « issue énigmatique » (Vernallis, citée par Martin, p. 211). Cette fin autorise de nombreuses interprétations et fait de cette chanson un média qui donne à penser et disputer ce que veut dire être Afrikaner aujourd’hui. Un média qui « libéra la parole notamment quant au poids de l’héritage de l’apartheid et à la possibilité de s’en libérer » (p. 231). En fin de compte, ambigüité féconde et issue énigmatique n’actent-elles pas l’irréversibilité du temps — dont rappelons-le Fabre souligne qu’il est une « composante essentielle de la modernité » (Fabre, p. 37) —, seule voie pour construire un lendemain ?

1  Ces journées d’études ont eu lieu à Carcassonne en février 2011.

2 Le séminaire « Chants, poésie et mythes populaires » s’est tenu de 2012 à 2014.

3 Domaine de recherche s’attachant aux différents types de musiques « populaires », c’est-à-dire relevant de l’industrie musicale, selon l’acception

4 Voir également le séminaire : « Penser la chanson » de l’Institut de recherche en musicologie (IReMus), coordonné par Cécile Prévost-Thomas et

5 Pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Léon Bloy, Exégèse des lieux communs, paru en 1902 aux éditions Mercure de France.

6 En psychologie, un déplacement est un « mécanisme par lequel une motivation, une émotion sont déplacées de leur objet originel sur un objet

7 Le rôle du studio dans le processus compositionnel et l’expression musicale de la nostalgie trouveront aussi un écho dans le très récent numéro « 

« Émotions », 2010, Cahiers d’Ethnomusicologie ? n° 23 [en ligne], https://ethnomusicologie.revues.org/270 (consulté le 10.04.2016)

Desroches Monique, 1992, « Créolisation musicale et identité culturelle
aux Antilles françaises », Revue canadienne des études latino-américaines et caraïbes, vol. 17, p. 41-51.

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1  Ces journées d’études ont eu lieu à Carcassonne en février 2011.

2 Le séminaire « Chants, poésie et mythes populaires » s’est tenu de 2012 à 2014.

3 Domaine de recherche s’attachant aux différents types de musiques « populaires », c’est-à-dire relevant de l’industrie musicale, selon l’acception anglophone du terme popular.

4 Voir également le séminaire : « Penser la chanson » de l’Institut de recherche en musicologie (IReMus), coordonné par Cécile Prévost-Thomas et Catherine Rudent, 2017.

5 Pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Léon Bloy, Exégèse des lieux communs, paru en 1902 aux éditions Mercure de France.

6 En psychologie, un déplacement est un « mécanisme par lequel une motivation, une émotion sont déplacées de leur objet originel sur un objet substitut » (Pieron 1963).

7 Le rôle du studio dans le processus compositionnel et l’expression musicale de la nostalgie trouveront aussi un écho dans le très récent numéro « Special Beatles studies » de la Revue Volume ! (2016).

Jean-Jacques Castéret

Jean-Jacques Castéret est docteur en ethnomusicologie de l’Université de Bordeaux Montaigne (2004), directeur de l’ethnopôle Institut Occitan Aquitaine (InOc) et chercheur associé au laboratoire Identités, territoires, expressions, mobilités (ITEM, EA 3002) de l’université de Pau et des pays de l’Adour. Ses travaux portent sur l’anthropologie, l’analyse musicale et l’histoire des performances polyphoniques en France ; l’étude des représentations linguistiques et culturelles, et des relations écrit/oral ; l’inventorisation et la valorisation numérique du Patrimoine culturel immatériel (PCI). Il développe dans le cadre de ses missions d’ethnopôle des programmes publics d’inventaire, de valorisation numérique du PCI du domaine occitan et des fonds d’archives orales (voir le site Sondaqui.com). Il coordonne le Séminaire annuel en ethnomusicologie de la France (InOc Aquitaine/Département du Pilotage de la Recherche et de la Politique scientifiques [DPRPS] du Ministère de la Culture). Il est membre de la Société française d’ethnomusicologie (SFE) et membre du bureau du Centre International de Recherches interdisciplinaires en ethnomusicologie de la France (CIRIEF).